Angela : 5 août 2031, 18h18, mardi
Les flashs des caméras crépitaient devant ses yeux, l’obligeant à détourner la tête un court moment. La conférence de presse venait de se terminer et son père posait pour les photographes. Angela était fière du nombre de journalistes que son équipe et elle avaient su attirer pour annoncer leur marathon de prières national qui se terminerait à Montréal lors d’une grande messe de la guérison. Ce serait la première fois qu’ils organisaient un rassemblement au Québec, la plus laïque des provinces canadiennes. Et de toutes les villes du Québec, Montréal était celle qui était la plus attachée à son héritage séculier. En effet, depuis qu’elle était devenue pratiquement indépendante grâce à son statut de cité état, le conseil municipal avait décidé de bannir toute manifestation religieuse. Heureusement, leur plan consistant à noyauter les instances décisionnelles de la cité état était en train de porter fruit. La grande messe de la guérison serait la première manifestation religieuse à se tenir à Montréal depuis celle qui avait suivi l’épidémie mondiale de suicides de 2025. Elle espérait secrètement que Catherine ait regardé les informations. De toute façon, avec tout le bruit que leur événement allait produire, elle était certaine qu’elle allait finir par apprendre sa venue. Il lui suffisait juste d'attendre qu'elle lui pousse son fils dans les bras.
Journal personnel de Catherine no 23 : 5 août 2031, 21h44, mardi
Je sais bien que j’ai promis à Évangéline et Cecilia que je ne commettrais pas l’irréparable en avouant tout à Simon avant la prochaine manifestation d’Angela, mais moi je sais qu’elle ne saurait tarder. Elles croient toujours que son retour dans nos vies n’est que le fruit du hasard. Elles ont tort. Alors, j’ai ouvert le tiroir de mon lit et j'en ai retiré le premier de mes journaux intimes : Le livre de pierre. Celui qui relate notre rencontre à toutes les quatre. Je vais le relire ce soir. Je veux me souvenir des raisons qui m'ont poussé à faire les choix que j'ai fait.
Angela : 1999
Angela était assise dans le foin, dans le grenier de l'étable. Elle effeuillait une marguerite, un air boudeur sur les lèvres, car sa meilleure amie ne pouvait pas venir la rejoindre. Depuis plus d'une semaine qu'elle n'avait plus le droit de jouer avec Jeanne parce que son papa était en désaccord avec son père à elle.
– Pfttt! souffla-t-elle en jetant sa fleur qui n'était plus que bouton.
Son grand-père et son père se querellaient fréquemment au sujet du verset 8 du chapitre 72 des Psaumes depuis quelques temps. Chacun avait dû prendre position et maintenant la communauté était divisée en deux. Les querelles s'étaient multipliées.
Hier, elle avait réussi à se glisser dans la salle communautaire pour épier son père et elle avait écouté la conversation qu'il avait eue avec Yvon Ladouceur, Nelson et John Riley ainsi que le fils de huit ans de Nelson : Michel. Il leur avait dit qu'il craignait que son grand-père convoque le Conseil des patriarches de Jérusalem pour faire cautionner son interprétation à lui. Et il était majoritaire en voix. Elle ne comprenait pas pourquoi Michel avait le droit de participer aux discussions, alors qu'elle était obligée de se cacher pour entendre ce qui se tramait. Elle aussi avait huit ans, qu'est-ce qu'il avait de plus qu'elle?
Angela soupira. Elle se releva et monta sur une caisse en bois pour regarder par l'oeil de boeuf. En collant son visage contre le mur, elle pouvait voir la place centrale, vide à cette heure de la journée. Elle vit son père, suivi de Michel, qui revenait de la Chapelle.
Que pourrait-elle faire pour raccommoder le village? se demanda-t-elle. Grand-père a demandé un signe, s'il en avait un il serait obligé de se rallier à son papa. Ainsi, tout le monde serait content et elle pourrait de nouveau jouer avec Jeanne. Et puis, comme lui avait dit Michel : « Moi, je ne vois pas pourquoi, Jésus, il pourrait pas revenir au Canada! »
Elle se mit à genou, noua ses mains ensemble et les leva vers le ciel.
– Seigneur! Aide mon papa, je t'en prie, fais-nous un signe!
Le lendemain, son grand-père fut retrouvé mort dans sa chaise berçante. Angela en conclut qu'elle avait une ligne directe avec le Seigneur.
Une semaine plus tard, Angela dût se rendre à l'évidence : rien n'était réglé. En fait, le conflit s'était généralisé. Assise sous le grand chêne, elle mangeait son yaourt en grimaçant. Elle détestait le yaourt. Habituellement, Jeanne le mangeait à sa place, mais celle-ci ne pouvait toujours pas venir jouer avec elle.
Elle s'était senti coupable de la mort de son grand-père pendant un moment, mais elle devait avoir raison car Dieu l'avait exaucée. Il faut aussi dire qu'il était très vieux. Il avait 94 ans. C'est son oncle, Robert Jr., qui, après l'enterrement, avait décidé qu'il était temps que les querelles cessent. Il avait fait appel au Conseil des patriarches, mais les gens qui refusaient l'interprétation de son père avaient toujours une majorité de voix. Pourquoi était-il « hérétique », comme le disait monsieur Knight, de croire que Jésus pourrait revenir au Canada? Et pourquoi pas à Jérusalem, tant qu'à y être? Bref, ils avaient toujours besoin d'un signe. Elle priait pour que Dieu leur en fasse un. Mais peut-être qu'Il avait besoin d'aide.
Elle déposa son bol de yaourt sur le sol et se releva. En époussetant sa jupe, elle donna un coup de pied sur le bol qui se renversa en partie et fit tomber sa cuillère dans la terre. Elle ramassa le bol et la cuillère. Elle allait devoir se débarrasser de cette pâte infecte, se dit-elle en brassant le reste du yaourt avec sa cuillère sale.
Il lui fallait faire quelque chose, parce qu'elle allait mourir d'ennui. Mais quoi?
Elle fit le tour du chêne, puis se dirigea lentement vers le mur de pierre qui faisait le tour de Jérusalem. Elle suivit des yeux une petite grenouille qui sautait dans l'herbe, puis alla s'asseoir à califourchon sur le muret, une jambe dans la communauté, une jambe dans le monde extérieur. Son amie Jeanne n'aimait pas qu'elle s'asseoit de cette manière. Elle disait qu'elle risquait de se faire tirer du mauvais bord par le Diable qui habitait dans le monde extérieur. Angela soupira.
Elle se releva, prit sa cuillère et écrit le numéro du Psaume maudit avec le reste de son yaourt sur la pierre. Peut-être que quelqu'un penserait qu'il s'agissait du signe attendu.
Elle courut jusqu'à la place centrale pour s'assurer que son signe était bien visible, mais non. Le yaourt était trop pâle.
– Crotte! s’exclama-t-elle.
– Angela! Rentre! cria sa mère.
Zut! Elle n'avait toujours pas réussi à se débarrasser du reste de son yaourt.
Simon : 6 août 2031, 11h55, mercredi
– Alors, on se dit chez Dovallia, vendredi, à 7 heures?
Rohmelle acquiesça et Simon l’embrassa sur les deux joues, provoquant un sourire de jalousie chez Mathieu et Jonathan. Ceux-ci admiraient et enviaient à la fois l’assurance de leur ami. Ils se demandaient souvent si son charisme était la raison ou la conséquence de son succès avec les filles. Quoi qu’il en soit, personne ne semblait pouvoir résister à son charme. Même la professeure de scénarisation qu’on disait sévère et impitoyable l’avait couvert de louanges après avoir lu le scénario qu’il lui avait remis la semaine précédente. Ses amis en étaient secrètement venus à croire qu’il y avait de la magie là-dessous. Et s’ils lui avaient posé la question, Simon leur aurait probablement donné raison. Car c’était un peu la vérité. En tant qu’assistant de Schrödinger, il lui avait fallu jurer de se conformer à un code de vie très strict, développer une rigueur et une discipline personnelle à toute épreuve, apprendre à décoder les motivations des gens et à diriger leur attention. C’est cette obédience et ces connaissances qu’il tenait pour responsable de ses succès, peu importe lesquels. Et aussi bien sûr sa mère et ses amies, Évangéline et Cecilia, qu’il appelait ses fées marraines, qui étaient d’excellents modèles pour lui. Elles le couvaient avec férocité depuis sa naissance et l’encourageaient peu importe les plans qu’il fomentait. Sa mère et elles étaient les déesses qui présidaient à sa destinée. Il se souvenait qu’un jour, vers 10 ans, sa mère lui avait dit qu’on devait souvent commettre des erreurs pour apprendre, mais que ce n’était pas nécessaire. S’il était assez intelligent, il pourrait éviter d’en faire en demandant conseil à une personne d’expérience. Pour lui, cette boutade avait pris valeur de vérité. Aussi, lorsqu’il était tombé amoureux d’Isabelle au primaire, il avait demandé à Schrödinger comment la séduire. Il avait suivi ses conseils à la lettre et son succès avait été instantané. Ce qui l’avait convaincu que, bien préparé, il pouvait tout réussir. Les années lui en avaient apporté la preuve.
Le cour étant terminé, Simon devait retourner au studio pour ranger. Schrödinger serait absent quelques jours, mais dès son retour tout devait être en place pour commencer à travailler à la mise en scène de la prochaine exposition d’Évangéline. Il était trop jeune lors de la conception de la dernière pour prendre part au processus de création, mais cette fois, il était bien décidé à y participer. Il avait commencé à jeter des idées sur papier et avait hâte d’en faire part à Cornélius et à Évangéline. Il savait qu’elle peinait à trouver l’inspiration en ce moment. Il comptait bien profiter de cette occasion pour s’impliquer davantage. Il était déterminé à prendre le relais de la compagnie de production à la suite d’Évangéline lorsqu’elle serait prête à passer le flambeau. Même si personnellement il était plus proche de Cornélius, professionnellement, il avait plus d’affinités avec Évangéline. Cornélius avait un rapport mystérieux et trouble avec son art. Pour Simon, la magie, c’était de la scénographie, rien de plus. Ce qui lui importait, c’était de raconter une bonne histoire qui touche les gens et leur donne à réfléchir.
Il sortit de l’université sur Sainte-Catherine, et le temps que ses yeux s’habituent à la lumière extérieure, il se fit accoster par une ombre floue.
– Dieu t’a choisi.
– Pardon? demanda Simon confus pendant qu’apparaissait l’homme qui venait de lui adresser la parole.
– Dieu t’a choisi, répéta l’homme avec un sourire plein de bonté.
Simon le détailla. Il aurait cru découvrir un mendiant intoxiqué, mais l’homme portait un complet trois pièces, et se tenait devant un kiosque portatif d’allure professionnelle. Si on se fiait au badge collé au revers de son veston, il s’appelait Paul.
– Je suis désolé, mais je ne crois pas en dieu.
– Lui, croit en toi, n’est-ce pas suffisant? répondit Paul.
Simon esquissa un sourire. Même s’il avait peu de sympathie pour les vendeurs de foi, il ne voulait pas se montrer discourtois. Toutefois, il ne put s’empêcher de répliquer :
– Pour moi, dieu, c’est un peu comme le stade anal du développement de la conscience. L’homme devant lui sursauta, mais Simon poursuivit : c’est un appareil psychique que l’homme s’est construit pour remplacer ses parents et lui permettre de dealer avec l’inconnu et l’imprévisibilité du monde. Il lui a prêté le pouvoir de contrôler toutes les situations sur lesquelles il n’avait aucun contrôle lui-même. Pour l’homme de la préhistoire, c’était normal. Mais maintenant cet appareil psychique est devenu obsolète, un peu comme l’appendice ou les dents de sagesse. Je te recommande de lire Nietzsche. Très éclairant. Bonne journée.
Il s’apprêtait à prendre congé, mais Paul le retint par le bras.
– C’est un point de vue très intéressant. Mais même si tu dis vrai, notre monde est encore tout aussi imprévisible et terrible que celui de nos ancêtres sinon plus. Je crois même qu’on n’a jamais eu autant besoin de Dieu. En tout cas, Lui, Il a besoin de toi. Je te laisse notre brochure. Nous organisons un marathon de prières national qui se terminera ici à Montréal, à Pâques, au début de l’année prochaine. Viens faire un tour à notre messe, dimanche prochain à Beaconsfield, tu pourras constater par toi-même le pouvoir de la foi.
Simon prit la brochure d’un geste machinal et y jeta un œil. La photo d’une des organisatrices de l’événement attira particulièrement son attention. Son visage lui semblait familier, mais il ne parvenait pas à se remémorer à qui elle lui faisait penser. Il haussa les épaules et fourra la brochure dans sa poche. Ensuite, il inséra ses écouteurs dans ses oreilles et se dirigea vers la rue Saint-Laurent pour y prendre le tramway.
Journal personnel de Catherine no 23 : 6 août 2031, 16h32, mercredi
Ce que j’ai toujours redouté est en train de se produire. L’organisme d’Angela prépare une messe à Beaconsfield et voilà que je retrouve leur brochure dans le recyclage. Elle a dû le lui faire remettre par un de ses complices. C’est trop de coïncidences pour qu’elles soient totalement fortuites. Il va falloir que je lui parle. Est-ce que je m’apprête à commettre une grave erreur en lui avouant la vérité sur sa naissance? Comme chercheure en éthique, c’est une question à laquelle je devrais être en mesure de répondre facilement, mais pourtant je me sens complètement démunie. Serait-ce une autre façon pour moi d’éluder encore ce que je sais devoir faire? Ou est-ce mon instinct qui me suggère la prudence?
Pour lire la suite, c'est par ici : Chapitre 1 : 2031, partie 6
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