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Chapitre 1 : 2031, partie 4


Angela : 5 août 2031, 10h22, mardi


Angela montra son badge à l’agent de sécurité du Parlement. Elle le salua par son prénom en lui offrant un grand sourire. Elle savait qui il était, connaissait sa situation maritale, le nom de ses enfants, ses vices et ses petites perversités. Il faisait partie de son groupe de prière du jeudi et elle le confessait tous les dimanches depuis bientôt sept ans.

Elle monta le grand escalier qui menait au bureau de son père en répétant ce qu’elle allait lui dire. Elle devait se montrer prudente. Elle devait obtenir son assistance sans qu’il ne soupçonne son but réel. Elle s’était minutieusement préparée. Avait eu cette discussion en pensée des centaines, des milliers de fois déjà. Elle était prête. Elle mûrissait son plan en silence depuis longtemps. La mort du Dr Pandele venait de lui permettre de le mettre enfin à exécution. C’était le signe qu’elle attendait. Le monde était enfin prêt pour la venue du Messie. Mais avant de convaincre le monde, elle devait d'abord le convaincre lui-même. Immédiatement après avoir appris la mort du docteur, elle lui avait envoyé le chiromancien. Elle voulait maintenant passer à la prochaine étape. Mais pour cela, elle avait besoin de son père. Elle était prête pour un nouveau miracle. Prête pour prendre Montréal.


Simon : 5 août 2031, 10h55, mardi


Simon rangea sa tablette. Il ramassa ses affaires et se dirigea vers le studio. Il contourna l’immeuble pour entrer par la porte arrière. Il alla porter les sacs à la cuisine du studio. Il se dirigea ensuite vers l’appartement d’Évangéline situé au troisième étage pour cacher les repas restants ainsi que ses effets personnels. Sur le guéridon du vestibule l’attendait la perruque, la moustache et la prothèse buccale qu’il devait revêtir pour l’occasion. Il s’approcha du miroir pour installer minutieusement les trois accessoires et s’assura qu’ils tenaient tous bien en place. Puis, il fit quelques bonds sur place et étira ses bras vers le plafond, se plia en deux et se releva en projetant ses mains vers le plafond. C’était un rituel que Schrödinger lui avait enseigné et qui lui permettait de se concentrer. Il l’exécutait avant chaque prestation.

Il gagna le deuxième étage du studio. Il gagna la chambre de Schrödinger et poussa le lit contre le mur ce qui eut pour effet de réveiller Erwin et Erwin, les chats jumeaux de Schrödinger qui crachèrent en choeur dans sa direction. Il souleva le tapis et révéla une trappe ronde pourvue d’un anneau sur lequel il tira. L’ouverture donnait accès à un étroit cagibi recouvert de planches de bois vernies. Il appuya sur l’une d’elles et une échelle escamotable apparut. Il s’enfonça dans la cavité, referma la trappe derrière lui et descendit jusqu’au palier au rez-de-chaussée. Il se repéra dans le noir complet et trouva le mécanisme pour faire disparaître l’échelle et ouvrir la trappe qui se trouvait à ses pieds. Il lui fallait attendre de mettre la projection en marche avant de se glisser sous le plancher.

Simon se trouvait dans l’un des quatre piliers de béton qui soutenait le plafond du loft. Il entendit Schrödinger qui venait de pénétrer dans l’atelier suivi d’Évangéline et des cinq Japonais auxquels il faisait faire la visite du studio après la présentation du projet. Il l’avait tant écouté répéter son allocution qu’il le savait lui-même par cœur. Il l’imaginait s’avançant vers lui, vêtu de son long manteau de velours pourpre de style victorien jeté par dessus son complet noir composé d’un gilet sans manche et d’un pantalon. Il arrivait au clou du spectacle.

– L'être humain reste un être avide de mystères qui désespère de croire en quelque chose de plus grand que lui. De croire que la vie a un sens. Historiquement, nous avons connu deux producteurs de sens : l'art et la religion. Pour l'art et la religion, la beauté et la vérité sont les mystères ultimes de l'être. Et ces mystères se révèlent par la production de miracles. Mais qu'est-ce qu'un miracle? Pour la religion, c'est l'irruption du divin dans le réel. Mais pour l'art, c'est une manifestation poétique du réel.

De toutes les formes d'art, la magie est la discipline où la définition d'un miracle est le plus proche de celle de la religion. C’est Hérodote, le premier, qui nous a donné la signification du mot « magie ». Il s’agissait alors du nom d’une des six tribus perses, les Magoi, les Mages, qui auraient possédés des pouvoirs spirituels. Que l’on croit ou non, à l’existence véritable de ces pouvoirs, le magicien fait malgré tout appel à des mécanismes invisibles pour réaliser un prodige, un miracle qui échappe aux lois de la nature. Les prêtres respectent d’ailleurs à peu près les mêmes codes que les magiciens. La seule différence c’est qu’ils croient aux tours qu’ils mettent en scène.

Les cinq japonais ricanèrent.

– Prenons l’exemple de Jésus. Il s’agit d’un homme ordinaire qui a accompli des choses extraordinaires. Malgré cela, parlerions-nous encore de lui s’il n’était pas réapparu après sa mort? J’en doute. C’est la même chose en magie. Faire disparaître quelque chose ou encore mieux quelqu’un constitue souvent l’apothéose, le clou du spectacle. Mais ce n’est pas suffisant. Encore faut-il pouvoir le faire réapparaître…

– Quel est votre truc à vous Monsieur Schrödinger? Possédez-vous des pouvoirs magiques ou prétendez-vous plutôt être le Fils de Dieu? demanda Yo Ma, une des commissaires du Musée d'art post-moderne de Tokyo.

Un sourire se dessina sur les lèvres de Simon coincé dans son cagibi. Schrödinger avait prévu qu'un des participants poserait une question de ce genre et qui confirmerait qu'ils étaient tous envoûtés par sa prestation. Avec un public restreint, c'était toujours plus facile de diriger l’attention des spectateurs. Ils étaient prêts pour la suite.

– Je ne suis qu'un scientifique qui a la prétention de se prendre aussi pour un artiste. Je suis un néoalchimiste. Un illusionniste. Ma religion, c'est l'Art.

Un, deux, trois, compta Simon.

On entendit la sonnerie de la porte.

Schrödinger s’approcha de la fenêtre, suivi par les Japonais qui purent contempler la voiture d’Évangéline déguisée en véhicule de livraison pour l’occasion et le surnuméraire qui patientait à la porte avec son sac, semblant attendre qu'on vienne lui ouvrir.

– C’est le traiteur, vous m’obligeriez en allant lui ouvrir ma chère, dit-il en s’adressant à Évangéline.

Celle-ci disparût dans le couloir. De son côté, Simon attendait le signal pour déclencher la projection. Schrödinger se retourna vers le groupe de Japonais.

– Eh bien, messieurs et madame, dit-il en les entraînant loin des fenêtres, comme vous vous y attendez probablement, poursuivit-il, le tour que j’ai préparé va consister à faire disparaître l’un d’entre vous.

Il les dévisagea tous l'un après l'autre. Les cinq Japonais se mirent à discuter entre eux dans leur langue. Depuis, leur arrivée ce matin, Schrödinger avait multiplié les commentaires afin d’insinuer des doutes dans leur esprit quant à l’implication de l’un d’entre eux dans le tour qu’il allait leur présenter. Ils étaient tous maintenant convaincu qu’un de leurs collègues était de mèche avec le magicien.

Évangéline revint dans le studio et prononça la phrase qui servait de signal :

– Oh, la la! Ça sent bon…

Simon appuya alors sur le bouton « play » et il apparut derrière Évangéline portant le sac du traiteur. C’était le signal qu’attendait Schrödinger pour continuer.

– Je vous laisse choisir qui me servira de cobaye, ajouta-t-il.

Les Japonais tendirent unanimement le doigt vers Simon.

Schrödinger se tourna vers le double de Simon qui poussa un cri d'exclamation.

– Wow, monsieur Schrödinger ! Je suis un grand fan.

– Aimeriez-vous participer à l'un de mes tours, jeune homme?

– Avec grand plaisir.

Schrödinger se dirigea vers lui et fit jaillir le sac qu'il tenait caché dans sa manche. Le sac de la version vidéo disparut, et il sembla aux spectateurs qu’il venait de s’en emparer.

Il se tourna vers le groupe de visiteurs asiatiques. Sans un mot, il ouvrit le sac, examina son contenu, et eut un mouvement de surprise.

– Quelqu'un s'est commandé un oeuf?

Il plongea la main dans le sac, et en sortit un oeuf de couleur argent, de la taille d'un ballon de soccer. Les spectateurs étaient subjugués. Ils retenaient tous leur souffle, attendant la suite. Pendant ce temps, Simon version réelle, se faufilait à quatre pattes sous le plancher du studio.

Schrödinger souleva l'oeuf devant ses yeux. Évangéline s'approcha de lui et prit le sac vide de la main du magicien.

– Monsieur Tanaka, c'est un oeuf de quoi, selon vous?

– Un oeuf de dragon, bien sûr, ricana-t-il.

– Très bien.

Schrödinger fit un geste de la main au dessus de l'oeuf, qui se mit à palpiter comme un coeur de métal en fusion. Il se tourna vers Simon.

– Je crois que de séjourner avec le dîner lui a donné faim.

Simon prit un air interrogatif.

– Pardon?

Schrödinger lança l'oeuf dans les airs qui resta en suspens devant les yeux ébahis des spectateurs. Soudain, l'oeuf explosa projetant des volutes de fumée rouge qui se dispersèrent lentement dans l’air pour prendre une forme ailée, qui gagna graduellement en consistance, révélant un dragon de la taille d'un éléphant. Il vola un instant sur place, poussant des trombes d'air sur les visiteurs ébahis qui hésitaient à s'enfuir. Le dragon se posa pesamment sur le sol, faisant vaciller tout ce qui se trouvait à quelques mètres de lui. Il poussa un bref hurlement, projetant son souffle chaud aux visages des asiatiques.

Le dragon replia ses ailes. Il sembla remarquer la version vidéo de Simon qui poussa un couinement de terreur. Il le renifla un moment puis, il prit son élan en projetant son long cou vers l'arrière et se jeta sur Simon la gueule ouverte. Ils disparurent tous les deux dans un nuage vibrant, arrachant un hurlement médusé aux spectateurs, qui n'avaient pas bronché. Le nuage se mit en mouvement et s'éparpilla en un essaim de papillons blancs. Ils volèrent de manière erratiques pendant un moment, puis ils se regroupèrent jusqu'à former un écran devant le groupe. Les papillons s’immobilisèrent tous en même temps, et se figèrent en un bloc monolithique rectangulaire de grande dimension.

Schrödinger claqua discrètement du talon sur le sol et Simon tourna la manivelle jusqu'au bout. Il entendit les applaudissements effrénés des visiteurs japonais.

Le magicien calma les spectateurs d'un geste. Ils attendaient tous le moment où le livreur réapparaîtrait.

– Qu'est-ce que c'est? demanda monsieur Murakami.

– Qu'en pensez-vous?

– Eh bien, fit-il en rougissant sous le regard de ses compatriotes. Cela ressemble à une porte.

– Cela ne ressemble pas du tout à une porte, protesta Yo Ma.

Schrödinger se retourna vers l'écran et lui jeta un regard scrutateur.

– Vous avez raison Yo Ma. On va arranger ça.

Il tendit ensuite les mains vers la porte un instant. Puis il s'approcha et se mit à déchirer l'écran qui n'était plus qu'une enveloppe de plastique, révélant une porte de bois noir.

– C'est mieux, non? blagua le magicien en s'emparant de la poignée qu'il tourna. La porte s'ouvrit et ils purent contempler l’atelier au travers.

Il les invita tous à passer d'un côté à l'autre de la porte ce qu'ils firent avec un enthousiasme juvénile. Une fois regroupés à leur place, il ferma la porte et leur lança :

– J'ai bien peur qu'il ne faille donner un très gros pourboire à ce jeune homme.

Simon ouvrit la trappe, sortit de sa cachette et la referma sans bruit. Il frappa ensuite à la porte. Il entendit les exclamations des Japonais.

Schrödinger l’ouvrit et Simon réapparut sous les applaudissements.


Catherine : 5 août 2031, 17h43, mardi


Je débarquai du tram sur St-Laurent à la hauteur de Saint-Viateur. Je marchai jusque chez Évangéline, qui habitait au troisième étage. Schrödinger résidait au deuxième et le studio de leur maison de production occupait le rez-de-chaussée. La porte s’ouvrit au son de ma voix, et la musique m’accueillit. Je reconnus la trame sonore de sa première exposition. La silhouette de Cecilia se découpa en haut de l’escalier, tenant un verre de champagne. Simon apparut à son tour, me tendant une flute.

Mom!

Mon fils.

– Encore ici?

– On célèbre notre invasion japonaise. Il m’embrassa. Viens, Schrödinger est là!

Je pris la coupe que Simon me tendait et les suivis au salon où je découvris Schrödinger et Évangéline, hilares. J’étais toujours heureuse de revoir Cornélius. Il n'avait pas changé. J’étais toujours étonnée de constater que le temps ne semblait avoir aucune prise sur lui. C'était d'ailleurs ce qui avait contribué à construire sa légende. Certains chroniqueurs en étaient même venus à soupçonner qu’il y avait de la « vraie » magie là-dessous.

Il y avait presque eu une histoire d’amour entre lui et moi, au début de sa collaboration avec Évangéline. On était sortis plusieurs fois ensemble et nous avions eu des relations sexuelles assez torride, mais la magie lui imposait une discipline sans faille qui laissait peu de place à la possibilité d’une vie sentimentale. De plus, je crois que le fait que son art soit basé sur la manipulation et le mensonge m’avait rendu méfiante à son endroit. J’avais toujours l’impression que son intérêt pour moi était une préparation pour un tour. Et à cette époque, je n’avais pas suffisamment confiance en moi pour pouvoir supporter autant d’ambiguité. D'ailleurs, il avait fini par se lasser de moi, car il avait commencé à m'éviter. Ensuite, j’avais rencontré Antoine avec qui j’ai vécu un bonheur parfait jusqu’à sa mort dix ans plus tard, survenu à la suite d’un banal accident de la route, que je n’ai toujours pas digéré. Néanmoins, j’ai toujours eu un petit faible pour le magicien qui, avec le temps, était pratiquement devenu le père adoptif de mon fils. Cornélius m’adressa un sourire et vint m’embrasser.

– Bonsoir Catherine, me chuchota-t-il à l’oreille.

Évangéline me serra à son tour dans ses bras.

– Allo, ma chérie!

– Alors, ça s’est bien passé à ce que j’ai cru comprendre.

– Ils ont été époustouflés, répondit Simon.

– Ça c’est vrai, poursuivit Évangéline. Cornélius et Simon se sont surpassés. Ils ont réussi à produire un dragon. Je ne parviens même pas à imaginer comment vous avez fait. Il avait l’air tellement vrai, tellement réel. Vous auriez dû voir leurs visages.

– Tu ne l’avais pas encore vu? demandai-je.

– Non, je ne suis pas assez bonne comédienne pour jouer la surprise, répondit-elle en riant, alors ils me donnent juste les détails nécessaires. En tout cas, bravo Cornélius! Encore une fois, c’était… magistral! Je te lève mon verre, mon partenaire.

Tout le monde trinqua. Comme j’étais claquée en raison de mon insomnie de la veille, je m’installai dans un fauteuil. Simon vida son verre et s’approcha de moi.

– Je dois y aller, il faut que j’aille terminer notre prestation et qu’ensuite j’écoute Faust, de Murnau pour mon cours d’éclairage.

– Terminer votre prestation?

– Oui, je dois aller faire semblant de livrer du traiteur au centre-ville.

– Pourquoi ? demanda Cecilia.

– Pour prouver aux Japonais que le traiteur est réel et que je suis bien un vrai livreur et non l’assistant de Schrödinger.

– Tiens, je t’ai mis l’adresse du restaurant où ils mangent, dit Évangéline en lui tendant un Post-it jaune. Je leur ai réservé la table près de la fenêtre, si tu passes devant, ils ne pourront pas te manquer. J'ai vérifié avec l’hôtesse, ils viennent juste d’arriver.

– C’est bon! fit Simon et il m’embrassa. J’ai besoin de quelques boîtes repas pour mettre dans le sac, au cas, ajouta-t-il à l’endroit de Schrödinger et d’Évangéline, qu’est-ce que je prends?

– Je voudrais garder le parmentier de fruits de mer, c’était excellent, répondit Évangéline qui lui emboîta le pas, suivi par Schrödinger.

– T’en a déjà mangé deux, tu m’en laisses un pour y goûter? objecta celui-ci. Et Simon, tu n’oublies pas ta postiche et…

– Cornélius, l’interrompit Simon d’une voix découragée, tout est déjà dans la voiture, je suis un professionnel.

Le magicien lui donna un bourrade amicale et Simon lui offrit en retour un sourire chargé de tendresse.

– Je sais bien, c’est moi qui t’ai formé…

Cecilia nous reservit du champagne et vint s’asseoir sur l’accoudoir du fauteuil que j’occupais.

– Pis, toi? Des nouvelles d’Angela?

– Non, vous avez sûrement raison Évangéline et toi, je dois m’en faire pour rien.

– En tout cas, parler d’elle et revoir Serge, ça a fait remonter beaucoup de souvenirs. Hier, j’ai sorti mes vieilles photos des matchs…

Je souris à l’évocation de ce souvenir.

– J’aurais dû les apporter, on aurait pu les regarder, ça…

Cécilia fut interrompu par le retour intempestif d'Évangéline. Elle alluma précipitamment l’écran accroché au mur d’un geste raide qui instilla un sentiment d’urgence. Je m’interrogeai sur les motivations de mon amie quand je constatai qu’il ne s’agissait que d’une conférence de presse du chef de l’opposition du gouvernement fédéral.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Cecilia.

Évangéline s’approcha de la télévision et désigna une femme blonde qui se tenait en retrait, derrière le chef de l’opposition.

– Angela passe à la télé, annonça-t-elle entre ses dents serrées.


Pour lire la suite, c'est par ici : Chapitre 1 : 2031, partie 5

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