Catherine : 4 août, 17h, lundi
Évangéline et Cecilia apparurent toutes deux en même temps sur l’écran de ma tablette. Évangéline coupa court aux salutations :
– Excusez-moi, mais je ne peux pas vous parler longtemps, j’ai rendez-vous avec un groupe de diffuseurs japonais dans cinq minutes et je ne suis pas prête… dit-elle en repoussant une mèche de ses courts cheveux noirs derrière son oreille.
Je l’interrompis.
– Je crois qu’Angela tente de prendre contact avec Simon.
Un silence estomaqué s’ensuivit.
– Tu es certaine? demanda Évangéline d’un ton où perçait l’inquiétude.
– Elle a pris contact avec lui? questionna ensuite Cecilia.
Je leur annonçai la mort du Dr Pandele et la rencontre de Simon avec le chiromancien.
– Tu t’en fais pour rien! conclut Cecilia.
– Ce ne sont que des coïncidences, soupira Évangéline.
– J’ai peur que Simon apprenne que je ne suis pas sa mère.
– Dis-le lui, alors! martela Évangéline.
– Et que lui répondrai-je quand il me demandera l’identité de sa vraie mère?
– La vérité, répondirent mes deux amies en chœur.
– Que je ne le sais pas?
– Tu sais très bien que c’est Angela, sa mère, poursuivit Évangéline.
– Je n’en ai pas la preuve. Le Dr Pandele a toujours refusé de me le confirmer.
– Ça, c’est la raison que tu te donnes pour ne pas aborder le sujet avec Simon, renchérit brutalement Évangéline.
– Évangéline! s’exclama Cecilia. Un peu de tact s’il te plaît!
– Ça va, Cecilia, elle a raison.
– Ton fils t’adore, continua Cecilia. Ce n’est pas ça qui va changer la relation entre vous. En plus, à l’âge qu’il a, il va comprendre pourquoi tu as voulu lui cacher l’identité de sa mère biologique si tu lui expliques.
Évangéline sortit du cadre de l’écran et revint au bout d’un court instant.
– Écoutez, mes Japonais arrivent, je vais devoir vous quitter. Mais, Catherine, rien ne t’oblige à lui dire si tu n’en n’as pas envie. Tu as d’excellentes raisons de ne pas vouloir lui révéler la vérité. Et si tu ne t’en rappelles plus, je me ferai un plaisir de te rafraîchir la mémoire.
– C’est vrai, ajouta Cecilia. Je suis d’accord avec Évangéline, ce n’est qu’une conjonction de coïncidences. Ne te tracasse pas avec ça.
– On se voit toujours demain soir? débita Évangéline rapidement. Si ça marche bien avec mes Japonais, on aura de quoi fêter!
– Oui! soupirai-je.
– Alors, je vous laisse, bisous.
Évangéline coupa la communication et le visage de Cecilia s’agrandit jusqu’à occuper tout l’écran.
– Je dois te laisser aussi, poursuivit Cecilia une fois seule à seule en ligne avec moi. Tu veux venir boire un verre à la maison ce soir pour qu’on en discute? Je n’aime pas ça savoir que tu... t'inquiètes.
– Non, ça va. Vous avez raison. Ça doit être mes hormones qui me jouent des tours.
Un silence suivi ma dernière réponse.
– Je ne suis pas en dépression, Cecilia! criai-je presque.
– Ok, ok, oh, à propos de coïncidences, tu sais qui est venu me voir cet après-midi?
– Non.
– Serge Montembre.
– Qui?
– Serge Montembre… Du Pillow Fight Club.
– Oh mon dieu, qu’est-ce qu’il te voulait?
– Repartir le club, le programme et les matchs. Il voulait que j’en sois la marraine.
– Tu as accepté?
– Bien sûr. C’est ce qui a changé notre vie à toutes les trois. C’est une façon pour moi de redonner ce que j’ai reçu.
– Tu as déjà beaucoup redonné, tu sais. Il allait bien?
– Toujours aussi gay.
Cecilia s’entretint avec sa secrétaire un moment et commença à rassembler ses longs cheveux roux en chignon grâce à un élastique qui encerclait son poignet.
– C’est le conseil d’administration du centre, les gens viennent d’arriver. Je te raconterai tout demain. Je t’embrasse.
– À demain, alors.
Albert Simpson : 4 août, 20h31, lundi
Les épinettes qui bordaient la rue Acacia défilaient de chaque côté du pare-brise. La plupart d’entre-elles étaient malades et avaient pris une teinte rouille. La pluie qui tombait en trombe, réduisait la visibilité aux quelques mètres éclairés par les phares de la voiture. Les essuies-glaces peinaient à faire leur travail et l’eau accumulée sur le pare-brise donnait l’impression que les arbres étaient en train de flamber.
Michel parcourut lentement la rue jusqu’au 541. Il stationna la voiture devant la petite clôture de fer forgé noire et tendit les clés à l’un des policiers de la GRC qui assuraient la sécurité de la résidence du chef de l’opposition du gouvernement du Canada. Il avait annoncé son arrivée, aussi on le laissa se diriger au pas de course vers la porte peinte en bleu après lui avoir remis un parapluie. Ce fut Sarah qui lui ouvrit :
– Michel! Viens, entre, entre, il pleut des cordes! Comment vas-tu?
– Ça va très bien, Madame Simpson. Et vous?
– Dieu merci, tout va pour le mieux. Est-ce que tu vas partager notre repas?
– C’est très gentil, mais malheureusement je ne peux pas, Esther et les enfants m’attendent.
Elle prit le pardessus dégoulinant de Michel et le rangea dans la garde-robe.
– Comment vont-ils?
– Très bien. Les deux jumeaux sont plus difficiles que les quatre premiers réunis. Ils ne dorment jamais en même temps. Je ne suis pas à la maison très souvent, Esther est épuisée. Aussi, elle a eu quelques problèmes avec l’allaitement au début, mais c’est rentré dans l’ordre, maintenant.
– Je vais demander à Martha d’aller lui donner un coup de main la semaine prochaine pour qu’elle puisse se reposer.
– C’est très gentil de votre part, Madame Simpson, ce sera très apprécié.
Elle l’entraîna ensuite dans l'escalier pour le conduire vers le bureau de son mari.
– Tu leur feras une grosse bise de ma part. Vous faites toujours partie de mes prières, tu sais?
– Vous faites aussi partie des nôtres, Madame Simpson.
– Passe à la cuisine avant de partir, j’ai fait du crumble aux pommes. J’en ai gardé un pour vous.
– Pas votre célèbre crumble aux pommes? Ah, Madame Simpson, ça va être de votre faute si je cède au péché de la gourmandise.
Madame Simpson ricana de bonheur, mais reprit rapidement un air sérieux qui contrastait avec sa gaîté naturelle. Michel connaissait les Simpson depuis toujours, aussi il ne put s’empêcher de montrer son inquiétude.
– Ça va, Madame Simpson?
Elle secoua la tête et retrouva son sourire.
– Oui, oui, ne t’inquiète pas. Je fais toujours un peu de nostalgie à la fin de l’été. Je m’ennuie de Jérusalem. Des récoltes qu’on faisaient tous ensemble, les confitures, les conserves…
Michel revit en pensée leur petit village de la Montérégie qu’ils avaient quitté il y avait près de quinze ans.
– C’est vrai, ça me manque aussi. J’aurais beaucoup aimé que les enfants grandissent là-bas. Mais c’est pour la gloire de notre Seigneur…
– Amen! répondit-elle en souriant à nouveau.
Elle toqua à la porte du bureau de son mari et se retira sans bruit. Michel entra, découvrant Albert Simpson derrière le bureau massif, occupé à nettoyer ses lunettes de lecture. Il porta son index à ses lèvres pour lui intimer de garder le silence et pointa son cellulaire sur son bureau, signe qu’il était en appel conférence. Il lui désigna la chaise devant son bureau, où Michel prit place.
– Jack, dit-il, le temps commence à presser, les élections ont lieu en novembre, tu le sais bien. Il va falloir que tu mettes de la pression sur le candidat. Commence doucement, mais augmente les rapidement.
– I understand, Sir, we’ll begin with rumors and silent treatment.
Michel leva la main pour faire signe à monsieur Simpson.
– Jack, j’ai Michel avec moi, je crois qu’il voudrait ajouter quelque chose. Vas-y Michel.
– Bonjour Jack!
– Bonjour Michel! répondit Jack avec un fort accent anglophone.
– Ton candidat, c’est bien Arnold Klassen?
– Oui.
– Je crois savoir qu’il a deux garçons qui jouent au soccer. Commence ton traitement du silence par sa femme et lui pour qu’il comprenne ce qui lui arrive. Ensuite, arrange-toi avec le coach des garçons pour qu’il les mette sur la touche.
– Good idea, I know their coach very well, I probably would not have to work him very hard to comply.
– Pour ton sermon de dimanche, je te conseille les verset 28:15 et 30:20 du Deutéronome.
Arthur se mit à rire.
– Of course! The Curse for disobedience. I knew I had to talk to you. Thank you so much, mister Simpson.
– De rien, Jack, je vais devoir te laisser. Je dois parler à Michel, mais tiens-moi au courant de la situation. Tous les candidats doivent être membre de notre Église et avoir un comportement exemplaire.
– I will get get back to you next week. Bonne soirée, messieurs.
Monsieur Simpson mit fin à la conversation et tendit une main à Michel que celui-ci s’empressa de serrer.
– Michel!
– Monsieur Simpson.
– Alors?
Michel ouvrit le porte document de cuir brun qu’il portait et en sortit une chemise en carton verte sur laquelle on pouvait lire le logo de l’Hôpital Général de Montréal.
– Tu as bien travaillé, Michel. Le Seigneur récompensera ta loyauté.
Albert Simpson s’empressa d’ouvrir la chemise en carton. Il parcourut le document en diagonale et sembla trouver l’information qu’il recherchait, car un grand sourire s’épanouit sur son visage.
– C’est un garçon.
– Gloire au Seigneur!
– Maintenant, il va falloir le trouver.
– Je m’en occupe, patron.
Simon : 5 août 2031, 9h47, mardi
Simon débarqua du tram sur St-Laurent à la hauteur de Saint-Viateur, les bras chargés des boîtes repas qu’il avait ramassé chez le traiteur plus tôt ce matin. Il se dirigea vers le café Olimpico pour boire un latte en attendant l’appel d’Évangéline. Il déposa les boîtes sur une table et consulta sa montre qui lui indiqua qu’il était 9 heures 57. Schrödinger, Évangéline et lui préparaient cette présentation depuis trois mois et leur tour était planifié à la seconde près. Il savait qu’en ce moment même, Évangéline proposait aux diffuseurs japonais trois choix de traiteur pour le dîner. Toute la matinée, Schrödinger avaient multiplié les allusions pour influencer leur choix vers leur traiteur français imaginaire. Il avait donc encore le temps de faire son appel avant de recevoir celui d’Évangéline qui n’était prévu que pour 10 heures 03. Il s’empara de sa tablette, repoussa ses boucles noires derrière ses oreilles et composa le numéro de Rohmelle.
– Allo Simon!
– Salut Rohmelle, tu vas bien?
– Oui, je suis contente que tu m’appelles, tu es parti si vite hier, je n’ai même pas eu le temps de te saluer.
– On s’est sauvé avant que Magister ne se mette nous faire d’autres prédictions.
– Je sais bien, c’est moi qui suis restée pognée avec.
– Oh non! s’esclaffa-t-il. Je suis désolé. J’espère en tout cas que tu ne l’as pas laissé te lire les lignes de la main. Il aurait bien été capable de te dire que tu es la réincarnation de Lady Gaga.
Rohmelle se mit à rire.
– Elle n’est pas encore morte.
– Ce n’est pas le genre de détail qui a l’air de l’embarrasser. Je crois bien que je vais devoir t’inviter à bouffer pour me faire pardonner, poursuivit-il en lui adressant un sourire charmeur. Que dirais-tu de vendredi, sept heures?
– C’est d’accord. Où veux-tu qu’on aille manger?
– Je ne sais pas trop. On s’en parle demain après le cours de scénarisation? Il faut que j’aille travailler maintenant.
– Qu’est-ce que tu fais comme travail?
Il débita la réponse convenue.
– Je m’occupe du marketing pour Schrödinger. C’est moi qui réalise ses capsules Web et qui gère les médias sociaux.
– Schrödinger, l’illusionniste?
Il agréa d’un signe de tête.
– Je comprends le tour de magie à présent. La rumeur veut qu’il serait un vrai magicien qui se cache derrière quelqu’un qui prétend que ce n’est pas vrai. Qu’est-ce qui est vrai?
Simon réprima sa joie et lui offrit un visage totalement neutre. Il était heureux de constater que leur nouveau plan de communication fonctionnait à merveille. Il avait une réponse toute prête :
– Il a toujours soutenu qu’il y avait une explication rationnelle à tous ses tours, mais je dois avouer que j’ai été témoin de choses très troublantes depuis que je travaille pour lui. On s’en reparle si tu veux, mais je dois y aller maintenant.
– Bon ben je te laisse, alors. On se parle demain. Bonne journée.
– Bonne journée.
Il déposa sa tablette, mais celle-ci sonna aussitôt. C’était encore Rohmelle.
– Allo Simon, j’ai oublié de te dire que Magister m’a fait promettre de t’annoncer que tu étais adopté.
Simon éclata de rire.
– Ça aurait pu être pire, il aurait pu prétendre que j’étais un extraterrestre. Merci, pour l’information. Je suis certain que ma mère sera enchantée de le savoir.
Simon regarda l’heure. Il était 10 heures 01. Sur sa tablette, il sélectionna le fonds d’écran qu’il avait créé et qui servirait de décor factice à l’avatar qui prendrait l’appel. Ensuite, il sortit son carnet, héla le serveur et se commanda un second latte. Sa tablette sonna à l’heure convenue.
– Marie-Antoinette, traiteur, que puis-je faire pour vous servir? répondit l’avatar d’un ton professionnel.
Simon prit la commande en note et coupa la communication. Comme Évangéline n’avait pas demandé de Root Beer, il en conclut que le tour se déroulait selon le plan établi. Il compléta la fausse commande qu’il envoya par au faux chauffeur.
Schrödinger pouvait peut-être influencer le choix du traiteur, mais il lui était impossible de prédire les plats que les spectateurs allaient choisir. Simon avait donc créé un site Web pour un traiteur imaginaire qui ne proposait qu’une sélection de cinq plats ce qui limitait le nombre de repas qu’ils avaient réellement à commander. Comme il y avait cinq invités, il lui avait donc fallu faire préparer par un vrai traiteur chacun des cinq plats proposés sur leur site en cinq exemplaires. Il avait été entendu que Schrödinger et Évangéline commanderaient un des repas qui n’avaient pas été choisi par les Japonais pour limiter l’investissement.
Simon disposa les barquettes en carton sulfurisé dans les boîtes au nom de « Marie Antoinette, traiteur ». Ils n’avaient rien négligé pour rendre la situation crédible. Outre les boîtes, ils avaient aussi fait imprimer des serviettes de table, des verres en carton recyclé, des pochettes servant à contenir les ustensiles en bambou et de grands sacs en papier aux couleurs de la compagnie imaginaire. Ils avaient même revêtu la voiture d’Évangéline d’une décoration adhésive au nom du traiteur. Et ils avaient engagé un surnuméraire qui était payé pour conduire la voiture au studio et rester à la porte habillé en livreur.
Il plaça la commande dans un des grands sacs et laissa le tout au café pendant qu’il allait acheter les breuvages au dépanneur du coin. À son retour, il s’assura qu’il avait bien respecté la commande et vida d’un trait le reste de son verre de café. Ensuite, il se dirigea vers les toilettes où il revêtit son déguisement de livreur. Il était 10 heures 17. Il pouvait attendre jusqu’à 11 heures 04 avant de se rendre au studio. Il décida donc de se commander un autre latte et entreprit de réviser le scénario qu’il devait remettre au cours du lendemain.
Pour lire la suite, c'est par ici : Chapitre 1 : 2031, partie 4
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