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Catherine : 7 août 2031, 18h31, jeudi


J’allais ouvrir la porte pour pénétrer chez Évangéline lorsque je vis un taxi autonome s’arrêter dans la rue. Une lumière bleuâtre s’alluma à l’intérieur de la cabine et je vis Cecilia appuyer sa carte de crédit sur le lecteur intelligent. La portière s’ouvrit et Cecilia en sortit. J’entendis le robot intégré à la voiture remercier mon amie et lui souhaiter une bonne soirée. La portière se referma, mais le véhicule resta immobile, en attente de la réservation d’un prochain client.

Elle me rejoignit en quelques enjambées et me serra dans ses bras refroidis par l’air climatisé du taxi.

– Ça va, ma chérie? me demanda-t-elle.

– Ouin, toi?

–Arf! grogna-t-elle en levant les yeux au ciel.

– Oh, oh! m’exclamai-je. J’ai apporté juste une bouteille…

Cecilia se mit à rire et je tournai la poignée de la porte. J’entendis Caroline McCallum, l’animatrice de l’émission de jazz préférée d’Évangéline, présenter les chansons du prochain segment. Je m’engageai dans l’escalier suivi de Cecilia. La silhouette d’Évangéline se découpa en haut de l’escalier au moment où la chanson Caravan de Duke Ellington débutait.

– Salut, les filles!

Nous montâmes la rejoindre sur le palier où nous échangeâmes des étreintes.

– Et toi, comment ça va? demanda Cecilia.

– Bof! répondit Évangéline.

Cecilia se tourna vers moi.

– T’avais raison, on n’a pas assez de vin.

– Pourquoi dis-tu ça? questionna Évangéline en nous précédant jusqu’à la cuisine. Nous nous sommes toutes trois assises à nos places respectives autour de l’îlot de cuisine en érable.

– J’ai répondu « Ouin », Cecilia a répondu « Arf » et toi « Bof », expliquai-je.

Évangéline éclata de rire.

– J’ai exactement ce qu’il nous faut. Elle se pencha vers les tablettes du bas de l’îlot et en ressortit une bouteille de tequila.

Elle se leva ensuite pour attraper trois petits verres et déboucha la bouteille d’alcool d’une belle couleur ambrée.

Évangéline me tendit un shooter de tequila.

– Pas pour moi, merci. J’ai pu cet âge-là.

– Tais-toi, vieille picouille, et bois, rétorqua Évangéline en le déposant devant moi.

– C’est rare qu’on a le moral au tapis toutes les trois en même temps, commenta Cecilia.

– Gontran, baisse d’un degré le son de la radio svp, commanda Évangéline.

L’assistant vocal diminua le volume, épargnant nos oreilles de la musique tonitruante qui accompagnait la publicité de la société de transport en commun.

– C’est vrai, en général, on est au maximum deux sur trois, approuvai-je.

– Ok, cul sec, et ensuite on se raconte tout, dans l’ordre, proposa Évangéline en levant son verre devant elle.

– De mon côté, c’est pas grand chose, commentai-je en levant mon verre à mon tour.

– Moi non plus, rien d’alarmant, renchérit Cecilia.

– Merde, les filles, vous êtes chiantes! conclut Évangéline avant de vider son verre.

– Pourquoi? Parce qu’on n’est pas dépressives? rétorqua Cecilia en vidant son verre à son tour.

J’ingurgitai ma ration de tequila en grimaçant.

– Bon alors, Cecilia?

– Juste un crétin qui abuse de ma patience. On a un nouveau membre au conseil d’administration. Un jeune v.-p. de la Banque du Québec qui est convaincu qu’il sait comment régler tous les problèmes de l’organisation à lui tout seul. Il nous propose des solutions auxquelles on a déjà pensé voilà dix ans, qu’on a analysé, qu’on a essayé et qui n’ont pas donné les résultats attendus, mais il a l’air de croire que c’est de notre faute parce qu’on travaille mal. Il est très agressif. Il fait des demandes directement aux employés. J’ai dû le ramener à l’ordre et il l’a visiblement mal pris. À la dernière réunion, il a tenté de discréditer mon travail. Comme directrice générale, j’ai décidé de gérer de manière la plus consensuelle que je peux. En général, ça demande beaucoup d’humilité, mais avec lui, on parle plutôt d’abnégation. C’est un choix que j’ai fait, mais pourtant j’ai comme honte de l’avoir laissé me, me, me…

– Piétiner? suggéra Évangéline.

– Ouin, on pourrait dire ça. J’ai le soutien des autres membres du conseil, mais je sens qu’ils se demandent pourquoi je ne le remets pas à sa place. Ça me donne l’air faible et non magnanime.

– C’est un dilemme éthique, proposai-je.

– Qu’est-ce que tu veux dire?

– Si tu le remets à sa place, tu trahis les principes que tu as choisi. Si tu ne le remets pas à sa place, tu te trahis toi-même en n’assurant pas ta propre défense. Il n’y a pas de solution miracle, il va falloir que tu choisisses ton inconfort. Trahir tes principes ou ta personne.

Cecilia réfléchis un moment.

– Je comprends ce que tu veux dire, dit-elle, mais c’est pas ça. Mon problème, c’est j’ai été incapable de me défendre. Je suis restée figée.

Évangéline se redressa sur son siège.

– Hein? fit-elle. Toi, Cecilia Malone, pas capable de te défendre? Elle se tourna vers moi, voudrais-tu lui rappeler comment elle a réussi à terroriser le plus gros joueur de l’équipe de football, qui faisait deux fois son poids…

La sonnette de la porte retentit et Évangéline se leva pour aller ouvrir.

– Je préfère aller chercher le repas plutôt qu’écouter ça, franchement, rétorqua-t-elle.

Cecilia se tourna vers moi.

– J’ai perdu la main, poursuivit-elle. Je n’ai plus… l’oeil du tigre. Tu comprends?

– L’oeil du tigre, vraiment? cria Évangéline qui avait tout entendu.

– Impossible, ce ne serait pas plutôt parce qu’il ne te fait pas peur? Ou que tu le prends en pitié?

Cecilia haussa les épaules.

– C’est comme le vélo, ce sera toujours là, ajoutai-je pour l’encourager.

Évangéline revint avec un sac de papier.

– J’ai commandé de l’afghan.

– Tu ne voulais pas qu’on termine les plats de votre traiteur? demandai-je

Évangéline prit un air catastrophé.

– Pitié, non, je n’en peux plus. J’en mange depuis trois jours. J’espère d’ailleurs que vous allez repartir avec le reste. Sinon, je fous le tout à la poubelle.

Je me levai pour mettre le couvert pendant que Cecilia plaçait les napperons et qu’Évangéline ouvrait les barquettes en aluminium, embaumant la cuisine d’une riche odeur de carry. Ce n’est qu’une fois assise chacune devant notre assiette et que nous eûmes porté un toast à notre amitié que je m’autorisai à lui demander :

– Et toi, Évangéline? Qu’est-ce qui se passe de ton côté?

Elle plaça sa main devant sa bouche et termina de mastiquer avant de répondre.

– Je n’ai plus d’idées, je suis à sec. J’espère presque que les japonais refuseront notre offre, parce que sinon, on est dans le caca.

– Tu leur as fait une proposition, non?

– Oui, mais c’est juste du vent, des mots creux…

– Ne t’inquiète pas, l'inspiration va revenir. C’est toujours revenu, l’encouragea Cecilia, répétant sans s’en rendre compte l’argument que je venais juste de lui servir.

– En fait, le problème, c’est que je m’en fous. J’en n’ai plus envie.

Cecilia prit un air alarmé. Évangéline avait toujours voulu être une artiste. Elle avait travaillé avec acharnement et s’était taillé une réputation enviable dans le monde de l’art événementiel et numérique.

– Comment ça? demanda Cécilia

– Tu ne peux pas laisser tomber Cornélius et Simon, protestai-je.

Évangéline balaya mon argument d’un geste de la main désinvolte.

– Ils n’ont aucunement besoin de moi. Simon est plus que prêt à prendre relève, affirma-t-elle. J’ai besoin de me mettre en jachère. Une très longue jachère…

– Peu importe ce que tu vas décider, plaidai-je, on va être là Cecilia et moi pour te soutenir. Mais ne prends pas de décisions précipitées. L’art, c’est toute ta vie.

– Ouin.

Elle réfléchit un moment, puis elle inspira profondément et jeta :

– J’ai tout donné à l’art. Et qu’est-ce que ça m’a donné en retour? Rien. À part vous quatre, je n’ai rien.

Cécilia se pencha vers elle et lui caressa la main avec un sourire en coin.

– C’est déjà pas mal, non?

Son air narquois habituel s’effaça un moment du visage d’Évangéline et je remarquai que des larmes brouillait son regard.

– Il est temps que je pense un peu à autre chose.

– Qu’est-ce que tu veux dire? demanda Cecilia.

– Toi, tu as un mari, deux belles filles et toi, Catherine, tu as Simon…

– Peut-être, mais pour combien de temps encore? soufflai-je.

Cecilia et Évangéline partagèrent un sourire entendu.

– Quoi? demandai-je.

– On savait ben que c’était ça ton « ouin ».

– Combien de temps penses-tu que ça va prendre avant que Simon ne quitte la maison pour se prendre un appartement? Si Angela ne parvient pas à me le voler avant.

– Te le voler? répétèrent Cecilia et Évangéline en choeur.

– Tu n’exagères pas un peu? poursuivit Évangéline.

– J’ai trouvé la brochure de l’Église de son père dans mon recyclage.

Mes deux amies s'entreregardèrent, le visage durcit.

– Le saviez-vous, vous deux, que son père c’était le chef de l’opposition fédérale? demanda Évangéline.

Nous répondîmes toutes deux par la négative.

– En tout cas, elle va nous trouver sur son chemin, gronda Cecilia.

– Tiens, le revoilà, l’oeil du tigre! s’exclama Évangéline. Tu vois bien que tu ne l’as pas perdu.

Je sentis mes poils se hérisser sur mes bras et je frissonnai. Évangéline et Cecilia me dévisagèrent.

– Qu’est-ce que t’as? me demanda cette dernière.

Je pointai mes oreilles.

– Gontran, lève le son, commanda Évangéline.

La voix d’Angela s’éleva dans la cuisine.

… dimanche à 17h à l’Église des enfants de Jérusalem, à Beaconsfield. Jésus a donné sa vie pour vous sauver. Venez prier pour son retour.


Catherine : 8 août 2031, 13h10, vendredi


« Tournez à droite dans 500 mètres », annonça le gps de la voiture de sa voix atone.

Je repérai le salon mortuaire un peu plus loin et coupai le son de l’appareil. J’engageai ma voiture sur la voie de droite pour pouvoir ensuite accéder au stationnement. Celui-ci étant presque vide, je pus donc me garer près de l’entrée. Je poussai un soupir de résignation et attrapai mon sac avant de sortir de la voiture. Je déteste les salons funéraires.

À l’entrée, je repérai le panneau qui annonçait la distribution des salles sur lequel je trouvai le nom du Dr Pandele : Salle du jardin d’Éden. Que répondrai-je à la famille ou aux amis qui me demanderont qui je suis? Ou comment je connaissais le Dr Pandele? Je ne pouvais décemment pas leur dire que je ne l’avais jamais rencontré.

Juste avant de pénétrer dans la salle, je bifurquai vers les toilettes pour penser à une réponse possible à ces deux questions. Il était hors de question que je mente en affirmant que j’était une de ses ex. patientes. Et il était impossible de raconter la vérité sans être obligé d’entrer dans les détails.

La salle des toilettes qui était décorée dans les même matières que le reste des lieux : bois blond, métal et pierre, était vide. Je m’installai devant le miroir et entrepris de sortir mon rouge à lèvre de mon sac. Pourquoi étais-je venu au fait? Il ne pourrait jamais plus répondre à mes questions. Et lorsqu’il l’avait pu, il avait refusé de le faire. Pourquoi diable, étais-je donc venue jusqu’ici? Je revis Angela devant les caméras, derrière son père. Mes épaules se crispèrent. Je me regardai dans le miroir et, pendant un moment, je crus revoir la fille que j’étais lorsque j’ai fait sa rencontre. Et puis, merde, à la fin, me dis-je en redressant la tête. J’avais supprimé cette fille. Et je ne voulais plus redouter une nouvelle rencontre. Après tout, c’était peut-être ce que j’avais essayé de provoquer. J’étais lasse de me recroqueviller en moi-même à la seule mention de son nom. J’allais avoir bientôt 50 ans, il était plus que temps que je fasse front.

Je me remis du rouge à lèvre, me jetai un regard de défi et sortis de la salle des toilettes pour me rendre compte que je n’avais toujours pas décidé ce que j’allais raconter aux gens que j’allais rencontrer. Je n’eus pas le temps de poursuivre mes réflexions, car la salle s’ouvrait devant moi. Je pouvais apercevoir le cercueil ouvert au fond de la salle.

Je m’arrêtai sur le seuil un moment pour constater qu’il n’y avait qu’une dizaine de personnes dans la salle. Je saluai l’assemblée d’un signe de tête et me dirigeai vers le cercueil pour me recueillir. Je contemplai le corps sans vie, rigide. C’était un miracle qu’une chose aussi fragile que le corps humain soit en mesure de supporter les tourments de l’esprit et les passions du coeur. Privé de ces tourments et de ces passions, un corps devenait une chose étrange, encombrante et dégoûtante comme une rognure d’ongle.

Je me tournai vers les photos du docteur, me demandant ce que j’allais faire une fois ce rituel accompli. Je jetai un regard de biais dans la salle, repérant la table sur laquelle trônait une machine à café et une montagne de gobelets en styromousse qui tenaient compagnie à une assiette contenant de petits sandwichs.

J’allai me servir un café tout en évaluant la disposition des chaises pour trouver un endroit où m’asseoir. Je voulais trouver un siège qui serait pas trop près de quelqu’un afin de ne pas être obligée d’entamer la conversation ni trop loin afin de ne pas avoir l’air trop sauvage. Je choisis une chaise près d’un groupe de trois personnes déjà en grande conversation.

La salle se mit à se remplir et mon café devint froid. Le son des conversations s’amplifia. J’observais que chaque personne reproduisait le même comportement que le mien. Il arrivait sur le seuil de la porte, évaluait l’assemblée, saluait ses connaissances d’un signe et se dirigeait vers le cercueil pour se recueillir un moment avant de se diriger vers la table à café. Sauf le tout dernier arrivant, un homme, qui lui se dirigea immédiatement vers le café. Corpulent et trapu, sa panse avait quelque chose d’ostentatoire. Il semblait en être fier. Il n’était pas beau, avec ses cheveux clairsemés, son teint brouillé et sa grosse moustache constellé de poils gris, mais il dégageait un certain charisme si j’en croyais le nombre de femmes qui le détaillaient d’un air discret.

Il remarqua que je l’observais, aussi, il se dirigea vers moi. J’agrippai ma sacoche et me mit à fouiller à l’intérieur de manière frénétique pour lui signifier que je ne désirais pas entrer en conversation. Je suis pas sortable, me dis-je, découragée.

Il s’assit malgré cela deux sièges plus loin, sur ma gauche et se releva un moment pour regarder dans le cercueil. Puis il se retourna vers moi :

– Vous êtes de la famille? me demanda-t-il avec un sourire en coin.

– Non… Il a accouché mon fils.

Ambigu, mais vrai.

– Il a quel âge?

– 22 ans.

– 22 ans? Ça a dû être un accouchement difficile alors…

Je m’esclaffai, mais je m’abstins de le détromper.

– Et vous?

– Non, moi, je ne suis qu’un vautour.

Je fronçai les sourcils machinalement. Il tapota sa bedaine.

– Et je n’ai toujours pas accouché comme vous pouvez le voir! Moi aussi, il devrait avoir ça, une vingtaine d’année.

Je m’esclaffai-je et il me tendit la main.

– Robert Biron, journaliste.

– Catherine Meursault, enchantée. Pour quelle publication travaillez-vous?

– Je suis à mon compte, mais j’écris principalement pour Le Devoir.

– Je suis abonnée depuis 2012…

Wow, bravo pour le commentaire éditorial, pensai-je immédiatement. Il but une gorgée de café et grimaça. Il promena un regard intéressé vers les personnes rassemblées de l’autre côté de la salle. Il sortit une tablette miniature et se mit à faire défiler les écrans d’un geste désinvolte. Je me sentais totalement inintéressante, mais je ne pus m’empêcher de poursuivre, car ma curiosité fut la plus forte.

– Vous êtes ici pour le travail, si je comprends bien? Pourquoi le Dr Pandele est-il digne de votre intérêt?

Il se leva et s’approcha, comblant les deux bancs qui nous séparaient.

– J’essayais de le rencontrer depuis plusieurs mois. Je fais un topo sur Albert Simpson, le chef de l’opposition au fédéral.

Mon coeur se mit à cogner dans ma poitrine.

– Il était le médecin personnel du village d’où venait la famille Simpson.

Ah!

– Jérusalem?

– Vous connaissez?

– J’ai rencontré Angela, sa fille, il y a longtemps. Son père ou sa mère, jamais.

– J’espérais qu’il pourrait me parler de lui.

Robert se crispa soudain, son regard avait été attiré par quelque chose, aussi je me retournai à mon tour. Comme personne ne le regardait, je me retournai vers le journaliste. Il s’était levé et répondait à un appel sur sa tablette.

– Biron!

…

– Un moment, s’il te plaît.

Il ramassa son manteau et son sac à dos en cuir. Puis il me salua.

– Désolé, je dois le prendre. Au plaisir.

Je lui offris un sourire.

– Au revoir.

Je le regardai trotter vers la sortie, sa tablette à la main. Un gamin de 300 livres. Un groupe d’une dizaine de personnes encore en tenues d’hôpital arriva et je décidai de partir moi aussi.


Catherine : 9 août 2031, 21h42, samedi

On s’est fait des dumplings crevettes et shitakee. Il m’a raconté sa soirée avec Rohmelle, mais à mon air distrait, il a rapidement compris que je n’étais pas tout à fait moi-même. Après le souper, je l’ai poussé au salon et je lui ai alors tendu mon journal avec ce petit mot :


Simon,
Il y a un sujet grave dont je dois discuter avec toi. Je voudrais tout d’abord que tu lises le journal que j’ai tenu en 2010. Dans ce journal, tu apprendras beaucoup d’autres choses à mon égard qui te surprendront certainement, mais elles te permettront de comprendre pourquoi j’ai attendu si longtemps avant d’avoir cette discussion avec toi. Je t’aime plus que tout au monde.
Ta maman

– T’es pas malade, j’espère? me demanda-t-il avec un début de panique dans la voix.

– Non.

– Ok, fiou.

Son visage reprit un air serein un instant, mais se crispa de nouveau.

– Il n’est rien arrivé non plus à Évangéline, Cecilia ou Schrödinger, n’est-ce pas?

– Non, rassure-toi.

Il examina alors mon journal intime plus en détail et l’ouvrit.


Simon referma mon journal, laissant son doigt comme marque-page. Il leva un regard désemparé et confus vers moi qui me noua la gorge.

– Comme je suis né en 2009 et qu’il n’est aucunement question de moi ou de ta grossesse, j’imagine que je dois comprendre que je ne suis pas ton fils biologique.

Des larmes se mirent à couler sur mes joues. Il baissa les yeux sur mon journal, mais le laissa fermé sur ses genoux.

– Tu avais presque deux ans quand tu es devenu mon fils, poursuivis-je. Un matin, je me suis fait réveiller par des cris de bébé. Je t’ai trouvé sur la table du salon dans ton siège d’auto avec ton certificat de naissance. On avait laissé le nom de la mère et ton nom de famille en blanc.

– Est-ce que tu sais qui sont mes parents?

Je m’essuyai les yeux du revers de la main et balbutiai :

– En ce qui concerne ta mère, j’en ai une bonne idée, mais je n’en suis pas certaine. Enfin, je n’en étais pas certaine jusqu’à tout récemment. Je crois que ta mère va tenter… a tenté d’entrer en contact avec toi. Je veux… te préparer.

Il me regarda, intrigué.

– Et mon père?

– Je n’en sais rien.

– Tu ne m’as pas kidnappé quand même…

Je pouffai d’un rire nerveux, mais je remarquai qu’il conservait son sérieux.

– Bien sûr que non, répondis-je sur un ton grave.

Il retourna à sa lecture, mais il referma immédiatement le journal, me faisant sursauter.

– Écoute, c’est difficile pour moi de lire si tu scrutes chacune de mes réactions. Et je vais avoir besoin de décanter tout ça. Ça te dérange si je vais au studio? Schrödinger est parti pour quelques jours, je vais l’avoir pour moi tout seul.

Je me levai, paniquée. Le pire était en train de se produire. Il remarqua mon état et me jeta un triste sourire.

– Mom, je ne veux pas que tu t’en fasses. Que tu sois bio ou non, c’est toi et ce sera toujours toi ma mère.

Je me jetai dans ses bras.

– Je te fais confiance, dit-il en m’embrassant le front. Je suis convaincu que tu avais d’excellentes raisons de me cacher tout ça. J’ai juste besoin de…

– Je comprends, mais appelle-moi demain matin, ok?

– Ok.

Il monta chercher son sac à dos et m’embrassa à nouveau avant de déguerpir. Il avait à peine refermé la porte, que je me précipitais sur ma tablette pour appeler Cecilia et Évangéline. Seule Évangéline me répondit.

– Je l’ai fait! m’exclamai-je.

– Déjà?

– Oui, tu sais que ça me tracasse depuis longtemps.

– Comment est-ce qu’il l’a pris?

– Assez bien, je crois.

– Comment ça, tu crois? Où est-il à présent?

– J’ai pensé lui faire lire mon journal intime de cette année-là. Il est parti le lire au studio.

– Tu veux que j’aille m’assurer qu’il va bien?

– Non, ça va. Je crois qu’il a besoin d’être seul pour digérer la nouvelle.

– Tu es certaine que c’était la chose à faire?

Je réfléchis un moment et répondis résolument :

– Oui.

– J’espère que tu as raison.

– Moi aussi.

– En tout cas, je vais texter Cornélius.

– Merci.


Michel : 9 août 2031, 22h23, jeudi


Michel s’était stationné plus haut sur la rue. Il l’avait suivi jusque chez elle. Quatre heures plus tard, il y était toujours. Il pouvait espionner la porte d’entrée par le rétroviseur. Heureusement qu’il avait mangé au salon funéraire. Il commençait malgré tout à avoir faim. Il regarda son cellulaire. 22h23. En relevant les yeux, il vit la porte s’ouvrir et un jeune homme sortir. Il prit plusieurs photos avec son cellulaire. Le jeune homme gagna la rue transversale. Michel démarra la voiture.

– Jonas!

– Oui, monsieur, répondit l’assistant vocal.

– Envoyez les dernières photos à AS avec le message suivant : « Trouvé. Ressemble à son père comme deux gouttes d’eau. »


Pour la suite, c'est par ici : Chapitre 2 : 2010, partie 1

Dernière mise à jour : 27 oct. 2022


Simon : 6 août 2031, 15h30, mercredi


Le cellulaire de Simon se mit bourdonner. Il l’avait mis sur vibration le temps de finir de passer la balayeuse. Il le sortit de sa poche. C’était Catherine. Il arrêta la balayeuse et fit taire David Bowie qui chantait Space Oddity dans ses oreilles.

– Salut mom!

– Salut mon chéri, où es-tu?

– Je suis au studio, je range un peu.

– On bouffe ensemble vendredi soir?

– Non, je ne peux pas, j’ai une date, désolé.

– Une date? Je la connais?

– Non, elle est dans mon cours de scénarisation.

– J’ai des chances de la rencontrer, celle-là?

– Je t’en donnerai des nouvelles après. Je ne sais pas encore si elle est du genre girl-friend material.

– On se fait une bouffe samedi alors?

– Ok. On se fait des dumpling?

– Bonne idée. Si tu ne rentres pas trop tard, passe m’embrasser. Je t’aime!

– Je t’aime aussi, mom.


Journal personnel de Catherine no 23 : 7 août 2031, 3h23, jeudi


J’aime le gym, la nuit. J’aime m’extraire de la noirceur presque totale de la rue et pénétrer dans ce lieu palpitant de lumière. À cette heure, le gym semble le seul endroit où il reste encore de la vie. Et où cette vie prend enfin un rythme plus humain. Tout est au ralenti et silencieux. Je me sens protégée des assauts incessants du quotidien comme si j’étais enveloppée dans du papier bulle psychique. Le nombre restreint de personnes rendent les rapports plus faciles. Je peux suer en paix sans avoir à me soucier de ce que j’ai l’air. J’ai tous les appareils pour moi toute seule. Aucune musique tonitruante ou sonnerie de téléphone ne vient me distraire de mes pensées, me rappeler à la banalité. Et ensuite, habituellement, j’arrive à dormir.

Ce que j’aime particulièrement avec le sport, c’est la persistance des résultats. Si tu fais suffisamment de redressements assis, de planches et d’enroulement vertébral, tu vas finir par te sculpter un six pack. Même moi qui aurai bientôt cinquante ans et malgré tout le bacon et le vin que j’engloutie, je suis parvenue au four pack. C’est une des seules sphères de l’existence où le résultat est garanti. Où il est à la mesure des efforts investis. C’est rassurant de savoir qu’il y a au moins une chose sur laquelle on peut compter.

Je suis rentrée chez moi en bâillant, et, pourtant, je ne suis pas encore parvenue à m’endormir. J’ai pris la décision de tout révéler à Simon, mais je ne peux m’empêcher de chercher des raisons de ne pas passer à l’action. J’ai terminé la lecture de mon premier journal personnel et si j’avais cru qu’elle allait galvaniser ma détermination, il en est tout autre. En effet, avec le recul toute cette histoire a pris une teinte de jeux d’adolescentes mal dans leurs peaux. Angela a-t-elle mérité tout cette hargne? Est-elle réellement la psychopathe machiavélique que nous avons appris à craindre?


Angela : 7 août 2031, 5h48, jeudi


Angela marchait sur Somerset en direction du local de son association lorsqu’elle entendit quelqu’un siffler derrière elle. Elle se retourna et reconnut Pete, l’agent de sécurité du Parlement, qui la rattrapa en quelques enjambées.

– Good morning, Angela!

– Bonjour Pete! Tu vas bien?

– Oui, prête pour changer le monde?

– Eh oui, une prière à la fois, lui répondit-elle avec un grand sourire.

Au moment où Pete lui ouvrait la porte du duplex où se trouvait le local, Georges Cornwell, le CEO d’une entreprise de pièces d’automobiles, débarquait d’un taxi. Il leur fit un signe discret de la tête et grimpa avec eux jusqu’au deuxième où les attendaient déjà Verna Miller, une actrice de théâtre, Robert James, un chauffeur d’autobus à la retraite, et Maureen Connor, la cuisinière pathologique, qui portait une boîte de ses sempiternels beignes au sucre. Angéla salua tout le monde et déverrouilla la porte du grand 6 pièces qui se situait au deuxième étage d’un nettoyeur et d’un salon de beauté. Elle avait à peine fermé la porte que Miss White, la gouvernante de l’ambassadeur du Royaume Uni, débarquait à son tour.

Comme ils n’avaient qu’une petite demi-heure avant de retourner chacun à leurs activités quotidiennes, Angela avaient réparti les tâches : Maureen disposait ses beignets dans une assiette, Robert s’occupait de faire du café, Verna et Georges plaçaient les chaises en cercle et Miss White distribuait des serviettes de papier pendant qu’Angela allumaient des lampions.

La prière quotidienne débutait à 6 heures aussi arrivèrent bientôt les derniers retardataires : Charlie Coleman, un vétéran de la guerre en Irak, André Valleyrand, un député de l’opposition au parlement fédéral, et critique officiel en matière de science, Rona Maxwell, une secrétaire de direction dont les bureaux se situaient à deux rues du local de l’association, Theodore Duchovny et sa femme Elizabeth, les propriétaires du nettoyeur du rez-de-chaussée, ainsi que Erin Kelly, une ancienne prostituée qui avait trouvé Dieu et changé de vie grâce au soutien d’Angela.

Chaque matin, ils étaient douze. Ils se rassemblaient pour prier pendant une demi-heure. Ils récitaient la même prière depuis plus de 11 ans. Angela avait démarré ce groupe pour favoriser l’élection du parti de son père au parlement. Lorsqu’il avait été élu à l’opposition officielle, Angela avait décidé de continuer.

À six heures, son cellulaire fit entendre un son strident et tous prirent place sur une des chaises. Ils joignirent les mains et se recueillirent en silence un moment. Puis, Angela prit la parole.

– Merci, Seigneur Dieu, pour cette nouvelle journée.

– Amen.

– Ouvre notre coeur et rends-nous assez brave pour que nous puissions accomplir Ta volonté.

– Amen.

– Notre Père qui est aux cieux, que Ton nom soit sanctifié, que Ton règne arrive, que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal.

– Amen.

– Délivre aussi ceux qui nous gouvernent de tout Mal et accorde-leur de reconnaître Ta grandeur. Qu’ils puisent en Toi la force, la sagesse et le courage de faire ce qui est juste et d’accorder leur action sur Ton Verbe. Rappelle-leur qu’ils devront justifier leur décision lorsqu’ils se présenteront devant Toi à la fin de leur jours.

– Amen.

– Envoie-nous Ton fils, le Second Messie. Et précipite la venue de la fin du monde.

– Amen.

– À ton tour, Verna!

– Merci, Seigneur Dieu, pour cette nouvelle journée…


Catherine : 7 août 2031, 10h23, jeudi


Pourquoi ressentais-je de la culpabilité de ne pas être la mère de Simon? Il est vrai que je m’étais aussi sentie coupable de la mort de mes parents. Et pourtant, aucun de ces faits n’étaient de ma responsabilité…

Voilà à quoi je pensais pendant qu’un de mes étudiants de première année profitait de la tribune que je lui offrais afin de poser une question pour m’expliquer à quel point je me trompais à propos de la culpabilité, le sujet de recherche que j’étudiais depuis près de 20 ans. Je le regardais pérorer de manière pompeuse, bombant le torse, le nez en l’air. La jeune fille assise près de lui semblait le trouver follement intéressant. En général, il y avait au moins un personnage de ce genre par cohorte. Il avait lu un livre sur un sujet et était convaincu d’en savoir plus que ceux qui avaient passé leur vie son étude. Le résultat de l’effet Dunning-Kruger qui veut que quelqu’un de peu qualifié agit de manière sur-confiante et surestime ses connaissances. C’était normal, particulièrement à cet âge. Habituellement, je ne les laissais jamais parler aussi longtemps, mais aujourd’hui je me sentais lasse. J’étais fatiguée de me battre. Heureusement pour lui, il avait l’air d’avoir besoin d’avoir raison plus que moi. Et toutes mes pensées étaient dirigées vers mon fils. Comment allait-il accueillir la vérité?

Et puis je fus sauvée par un brusque sentiment de répulsion engendrée par un groupe de mot bien précis « l'ordre du signifiant de son désir ». Le petit merdeux citait Lacan. Je me tournai vers ma tablette et cherchai « culpabilité » sur Wikipédia où je trouvai l’argumentaire de l’étudiant presque mot pour mot.

– Que voulez-vous dire exactement par « l’ordre du signifiant de son désir », l’interrompis-je.

Le visage de l’étudiant prit une teinte écarlate et il se mit à bafouiller. De toute évidence, il ne s’attendait pas à ce qu’à mon tour je le questionne. Il voulait bien me laisser me débrouiller à déchiffrer son charabia, mais n’escomptait nullement que je lui demande des éclaircissements. Je lui laissai un moment pour rassembler ses pensées, mais il était visiblement dépassé.

– Quel dommage!

– Pardon? demanda-t-il.

Je fis apparaître le site Web sur les tablettes des étudiants qui se mirent à ricaner.

– Étant donné l’arrogance dont vous faisiez preuve, j’espérais que vous feriez au moins preuve d’originalité, mais je constate que vous vous contentez de peu dans la sélection de vos sources. Pour la semaine prochaine, j’aimerais que vous me rédigiez un résumé de 1 000 mots sur la signification de la culpabilité pour Lacan.

Le jeune homme se rassit. Voilà le seul privilège de l’âge. Pouvoir remettre quelqu’un à sa place sans trop d’effort.

– Où en étais-je déjà? demandai-je à la classe.

– Nous en étions à Jean Nabert, répondit une étudiante assise au premier rang. Vous disiez que, et elle se mit à lire ses notes : le propre de la vie morale était d’étendre le ressenti sur toute la conscience et que nous échouons invariablement à contenir le sentiment de la faute à l’action qui l’a engendré.

– Ah oui, c’est vrai.

Je regardai l’heure sur ma tablette.

– Ok, on a assez de temps pour terminer Nabert aujourd’hui. On pourra peut-être même commencer à étudier les penseurs catholiques. Comme je le disais…


Albert Simpson : 7 août 2031, 12h17, jeudi


Michel attendait patiemment au restaurant le Parlementaire en grignotant du pain qu’il avait exagérément tartiné de beurre. Sa femme contrôlait la quantité de gras qu’il ingurgitait à la maison, et le beurre était son point faible. Il en profitait toujours un peu quand il mangeait au restaurant. Et ensuite, il se sentait coupable. Mais comme il se confessait une fois par jour, ce sentiment désagréable ne le titillait jamais très longtemps.

Il repéra Albert Simpson qui venait de pénétrer dans la salle à manger et qui le cherchait des yeux. Michel lui fit signe de le rejoindre. Il avala rapidement la grosse bouchée qu’il venait d’enfourner tandis qu’Albert prenait place devant lui.

– Bonjour, Michel!

– Monsieur Simpson.

– Comment vas-tu mon ami?

– Je vais très bien, comment s’est passé votre rencontre avec… il baissa la voix, la GRC?

Albert Simpson lui tapota la main.

– Tu n’as pas à t’inquiéter, Michel, tout va bien. Je m’occupe de ça.

La serveuse interrompit leur conciliabule et leur servit un verre d’eau. Ils commandèrent leurs plats habituels. Michel jeta un regard discret autour de lui avant de poursuivre.

– J’ai débuté mon investigation. J’ai commencé par passer en revue les dossiers de tous les membres de Jérusalem.

– C’est impossible que ce soit l’un d’entre nous, on l’aurait su, on vivait encore tous à Jérusalem à cette époque.

– Je sais, mais elle aurait pu bénéficier de la complicité d’une de ses amies.

– Et alors?

– Jusqu’à présent, rien. J’ai aussi retrouvé tous les membres de l’Église qu’elle avait fondée à son arrivée à Montréal. Rien de concluant de ce côté là non plus.

– Et les agences d’adoption?

– Je les ai toutes appelées prétextant que j’étais un détective privé qui recherchait les traces d’un enfant qui avait été kidnappé, mais à moins d’avoir un contact à l’interne il est impossible de leur soutirer des informations. Il m’a fallu faire jouer nos relations. J’ai quand même pu obtenir quelques pistes, mais aucune ne s’est confirmée. Je voulais obtenir votre aide pour trouver un contact pour les deux qui refusent de me répondre.

– Tu me donnes les noms et je m’en occupe. Mais il est impératif de rester discret.

Michel hocha la tête et glissa une petite note manuscrite vers Albert qui la glissa dans la poche de son veston. La serveuse arriva avec la bouteille de vin rouge. Elle déposa un verre devant monsieur Simpson et le remplit au delà de la petite ligne servant de repère pour les quantités. Elle le gratifia d’un clin d’oeil. Albert Simpson avait le pourboire généreux et les serveurs le savaient. Ils étaient toujours aux petits soins avec lui.

– Merci Sonia.

– Avec plaisir, monsieur Simpson.

Ils levèrent chacun leurs verres et trinquèrent.

– Continue Michel.

– J’ai aussi fait le tour des Églises. Aucun bébé ne leur a été confié dans les semaines qui ont suivi la date de l’accouchement.

– Elle a pu attendre plus longtemps. Elle n’est revenue à Jérusalem que deux ans plus tard.

– C’est vrai, monsieur Simpson. Je vais les recontacter. Toutefois, comme elle a demandé de laisser le nom de la mère en blanc sur le certificat de naissance, j’ai l’impression qu’elle savait déjà à qui elle allait le donner.

– C’est bien possible, mais à qui?

– Je vais poursuivre mes recherches. Je compte aller aux funérailles du Dr Pandele demain. J’espère y trouver d’autres pistes.

La serveuse arriva avec leur entrée : un pâté de lapin en croûte avec une sauce au gorgonzola pour Michel et une tranche de foie gras au torchon avec sa confiture de figue pour monsieur Simpson. Celui-ci repoussa son assiette et baissa la tête, tout de suite imité par Michel.

– Seigneur tout puissant, bénis le repas que nous allons prendre.

– Amen.


Pour la suite, c'est par ici : Chapitre 1 : 2031, partie 7


Angela : 5 août 2031, 18h18, mardi

Les flashs des caméras crépitaient devant ses yeux, l’obligeant à détourner la tête un court moment. La conférence de presse venait de se terminer et son père posait pour les photographes. Angela était fière du nombre de journalistes que son équipe et elle avaient su attirer pour annoncer leur marathon de prières national qui se terminerait à Montréal lors d’une grande messe de la guérison. Ce serait la première fois qu’ils organisaient un rassemblement au Québec, la plus laïque des provinces canadiennes. Et de toutes les villes du Québec, Montréal était celle qui était la plus attachée à son héritage séculier. En effet, depuis qu’elle était devenue pratiquement indépendante grâce à son statut de cité état, le conseil municipal avait décidé de bannir toute manifestation religieuse. Heureusement, leur plan consistant à noyauter les instances décisionnelles de la cité état était en train de porter fruit. La grande messe de la guérison serait la première manifestation religieuse à se tenir à Montréal depuis celle qui avait suivi l’épidémie mondiale de suicides de 2025. Elle espérait secrètement que Catherine ait regardé les informations. De toute façon, avec tout le bruit que leur événement allait produire, elle était certaine qu’elle allait finir par apprendre sa venue. Il lui suffisait juste d'attendre qu'elle lui pousse son fils dans les bras.


Journal personnel de Catherine no 23 : 5 août 2031, 21h44, mardi


Je sais bien que j’ai promis à Évangéline et Cecilia que je ne commettrais pas l’irréparable en avouant tout à Simon avant la prochaine manifestation d’Angela, mais moi je sais qu’elle ne saurait tarder. Elles croient toujours que son retour dans nos vies n’est que le fruit du hasard. Elles ont tort. Alors, j’ai ouvert le tiroir de mon lit et j'en ai retiré le premier de mes journaux intimes : Le livre de pierre. Celui qui relate notre rencontre à toutes les quatre. Je vais le relire ce soir. Je veux me souvenir des raisons qui m'ont poussé à faire les choix que j'ai fait.


Angela : 1999


Angela était assise dans le foin, dans le grenier de l'étable. Elle effeuillait une marguerite, un air boudeur sur les lèvres, car sa meilleure amie ne pouvait pas venir la rejoindre. Depuis plus d'une semaine qu'elle n'avait plus le droit de jouer avec Jeanne parce que son papa était en désaccord avec son père à elle.

– Pfttt! souffla-t-elle en jetant sa fleur qui n'était plus que bouton.

Son grand-père et son père se querellaient fréquemment au sujet du verset 8 du chapitre 72 des Psaumes depuis quelques temps. Chacun avait dû prendre position et maintenant la communauté était divisée en deux. Les querelles s'étaient multipliées.

Hier, elle avait réussi à se glisser dans la salle communautaire pour épier son père et elle avait écouté la conversation qu'il avait eue avec Yvon Ladouceur, Nelson et John Riley ainsi que le fils de huit ans de Nelson : Michel. Il leur avait dit qu'il craignait que son grand-père convoque le Conseil des patriarches de Jérusalem pour faire cautionner son interprétation à lui. Et il était majoritaire en voix. Elle ne comprenait pas pourquoi Michel avait le droit de participer aux discussions, alors qu'elle était obligée de se cacher pour entendre ce qui se tramait. Elle aussi avait huit ans, qu'est-ce qu'il avait de plus qu'elle?

Angela soupira. Elle se releva et monta sur une caisse en bois pour regarder par l'oeil de boeuf. En collant son visage contre le mur, elle pouvait voir la place centrale, vide à cette heure de la journée. Elle vit son père, suivi de Michel, qui revenait de la Chapelle.

Que pourrait-elle faire pour raccommoder le village? se demanda-t-elle. Grand-père a demandé un signe, s'il en avait un il serait obligé de se rallier à son papa. Ainsi, tout le monde serait content et elle pourrait de nouveau jouer avec Jeanne. Et puis, comme lui avait dit Michel : « Moi, je ne vois pas pourquoi, Jésus, il pourrait pas revenir au Canada! »

Elle se mit à genou, noua ses mains ensemble et les leva vers le ciel.

– Seigneur! Aide mon papa, je t'en prie, fais-nous un signe!

Le lendemain, son grand-père fut retrouvé mort dans sa chaise berçante. Angela en conclut qu'elle avait une ligne directe avec le Seigneur.


Une semaine plus tard, Angela dût se rendre à l'évidence : rien n'était réglé. En fait, le conflit s'était généralisé. Assise sous le grand chêne, elle mangeait son yaourt en grimaçant. Elle détestait le yaourt. Habituellement, Jeanne le mangeait à sa place, mais celle-ci ne pouvait toujours pas venir jouer avec elle.

Elle s'était senti coupable de la mort de son grand-père pendant un moment, mais elle devait avoir raison car Dieu l'avait exaucée. Il faut aussi dire qu'il était très vieux. Il avait 94 ans. C'est son oncle, Robert Jr., qui, après l'enterrement, avait décidé qu'il était temps que les querelles cessent. Il avait fait appel au Conseil des patriarches, mais les gens qui refusaient l'interprétation de son père avaient toujours une majorité de voix. Pourquoi était-il « hérétique », comme le disait monsieur Knight, de croire que Jésus pourrait revenir au Canada? Et pourquoi pas à Jérusalem, tant qu'à y être? Bref, ils avaient toujours besoin d'un signe. Elle priait pour que Dieu leur en fasse un. Mais peut-être qu'Il avait besoin d'aide.

Elle déposa son bol de yaourt sur le sol et se releva. En époussetant sa jupe, elle donna un coup de pied sur le bol qui se renversa en partie et fit tomber sa cuillère dans la terre. Elle ramassa le bol et la cuillère. Elle allait devoir se débarrasser de cette pâte infecte, se dit-elle en brassant le reste du yaourt avec sa cuillère sale.

Il lui fallait faire quelque chose, parce qu'elle allait mourir d'ennui. Mais quoi?

Elle fit le tour du chêne, puis se dirigea lentement vers le mur de pierre qui faisait le tour de Jérusalem. Elle suivit des yeux une petite grenouille qui sautait dans l'herbe, puis alla s'asseoir à califourchon sur le muret, une jambe dans la communauté, une jambe dans le monde extérieur. Son amie Jeanne n'aimait pas qu'elle s'asseoit de cette manière. Elle disait qu'elle risquait de se faire tirer du mauvais bord par le Diable qui habitait dans le monde extérieur. Angela soupira.

Elle se releva, prit sa cuillère et écrit le numéro du Psaume maudit avec le reste de son yaourt sur la pierre. Peut-être que quelqu'un penserait qu'il s'agissait du signe attendu.

Elle courut jusqu'à la place centrale pour s'assurer que son signe était bien visible, mais non. Le yaourt était trop pâle.

– Crotte! s’exclama-t-elle.

– Angela! Rentre! cria sa mère.

Zut! Elle n'avait toujours pas réussi à se débarrasser du reste de son yaourt.


Simon : 6 août 2031, 11h55, mercredi


– Alors, on se dit chez Dovallia, vendredi, à 7 heures?

Rohmelle acquiesça et Simon l’embrassa sur les deux joues, provoquant un sourire de jalousie chez Mathieu et Jonathan. Ceux-ci admiraient et enviaient à la fois l’assurance de leur ami. Ils se demandaient souvent si son charisme était la raison ou la conséquence de son succès avec les filles. Quoi qu’il en soit, personne ne semblait pouvoir résister à son charme. Même la professeure de scénarisation qu’on disait sévère et impitoyable l’avait couvert de louanges après avoir lu le scénario qu’il lui avait remis la semaine précédente. Ses amis en étaient secrètement venus à croire qu’il y avait de la magie là-dessous. Et s’ils lui avaient posé la question, Simon leur aurait probablement donné raison. Car c’était un peu la vérité. En tant qu’assistant de Schrödinger, il lui avait fallu jurer de se conformer à un code de vie très strict, développer une rigueur et une discipline personnelle à toute épreuve, apprendre à décoder les motivations des gens et à diriger leur attention. C’est cette obédience et ces connaissances qu’il tenait pour responsable de ses succès, peu importe lesquels. Et aussi bien sûr sa mère et ses amies, Évangéline et Cecilia, qu’il appelait ses fées marraines, qui étaient d’excellents modèles pour lui. Elles le couvaient avec férocité depuis sa naissance et l’encourageaient peu importe les plans qu’il fomentait. Sa mère et elles étaient les déesses qui présidaient à sa destinée. Il se souvenait qu’un jour, vers 10 ans, sa mère lui avait dit qu’on devait souvent commettre des erreurs pour apprendre, mais que ce n’était pas nécessaire. S’il était assez intelligent, il pourrait éviter d’en faire en demandant conseil à une personne d’expérience. Pour lui, cette boutade avait pris valeur de vérité. Aussi, lorsqu’il était tombé amoureux d’Isabelle au primaire, il avait demandé à Schrödinger comment la séduire. Il avait suivi ses conseils à la lettre et son succès avait été instantané. Ce qui l’avait convaincu que, bien préparé, il pouvait tout réussir. Les années lui en avaient apporté la preuve.

Le cour étant terminé, Simon devait retourner au studio pour ranger. Schrödinger serait absent quelques jours, mais dès son retour tout devait être en place pour commencer à travailler à la mise en scène de la prochaine exposition d’Évangéline. Il était trop jeune lors de la conception de la dernière pour prendre part au processus de création, mais cette fois, il était bien décidé à y participer. Il avait commencé à jeter des idées sur papier et avait hâte d’en faire part à Cornélius et à Évangéline. Il savait qu’elle peinait à trouver l’inspiration en ce moment. Il comptait bien profiter de cette occasion pour s’impliquer davantage. Il était déterminé à prendre le relais de la compagnie de production à la suite d’Évangéline lorsqu’elle serait prête à passer le flambeau. Même si personnellement il était plus proche de Cornélius, professionnellement, il avait plus d’affinités avec Évangéline. Cornélius avait un rapport mystérieux et trouble avec son art. Pour Simon, la magie, c’était de la scénographie, rien de plus. Ce qui lui importait, c’était de raconter une bonne histoire qui touche les gens et leur donne à réfléchir.

Il sortit de l’université sur Sainte-Catherine, et le temps que ses yeux s’habituent à la lumière extérieure, il se fit accoster par une ombre floue.

– Dieu t’a choisi.

– Pardon? demanda Simon confus pendant qu’apparaissait l’homme qui venait de lui adresser la parole.

– Dieu t’a choisi, répéta l’homme avec un sourire plein de bonté.

Simon le détailla. Il aurait cru découvrir un mendiant intoxiqué, mais l’homme portait un complet trois pièces, et se tenait devant un kiosque portatif d’allure professionnelle. Si on se fiait au badge collé au revers de son veston, il s’appelait Paul.

– Je suis désolé, mais je ne crois pas en dieu.

– Lui, croit en toi, n’est-ce pas suffisant? répondit Paul.

Simon esquissa un sourire. Même s’il avait peu de sympathie pour les vendeurs de foi, il ne voulait pas se montrer discourtois. Toutefois, il ne put s’empêcher de répliquer :

– Pour moi, dieu, c’est un peu comme le stade anal du développement de la conscience. L’homme devant lui sursauta, mais Simon poursuivit : c’est un appareil psychique que l’homme s’est construit pour remplacer ses parents et lui permettre de dealer avec l’inconnu et l’imprévisibilité du monde. Il lui a prêté le pouvoir de contrôler toutes les situations sur lesquelles il n’avait aucun contrôle lui-même. Pour l’homme de la préhistoire, c’était normal. Mais maintenant cet appareil psychique est devenu obsolète, un peu comme l’appendice ou les dents de sagesse. Je te recommande de lire Nietzsche. Très éclairant. Bonne journée.

Il s’apprêtait à prendre congé, mais Paul le retint par le bras.

– C’est un point de vue très intéressant. Mais même si tu dis vrai, notre monde est encore tout aussi imprévisible et terrible que celui de nos ancêtres sinon plus. Je crois même qu’on n’a jamais eu autant besoin de Dieu. En tout cas, Lui, Il a besoin de toi. Je te laisse notre brochure. Nous organisons un marathon de prières national qui se terminera ici à Montréal, à Pâques, au début de l’année prochaine. Viens faire un tour à notre messe, dimanche prochain à Beaconsfield, tu pourras constater par toi-même le pouvoir de la foi.

Simon prit la brochure d’un geste machinal et y jeta un œil. La photo d’une des organisatrices de l’événement attira particulièrement son attention. Son visage lui semblait familier, mais il ne parvenait pas à se remémorer à qui elle lui faisait penser. Il haussa les épaules et fourra la brochure dans sa poche. Ensuite, il inséra ses écouteurs dans ses oreilles et se dirigea vers la rue Saint-Laurent pour y prendre le tramway.


Journal personnel de Catherine no 23 : 6 août 2031, 16h32, mercredi


Ce que j’ai toujours redouté est en train de se produire. L’organisme d’Angela prépare une messe à Beaconsfield et voilà que je retrouve leur brochure dans le recyclage. Elle a dû le lui faire remettre par un de ses complices. C’est trop de coïncidences pour qu’elles soient totalement fortuites. Il va falloir que je lui parle. Est-ce que je m’apprête à commettre une grave erreur en lui avouant la vérité sur sa naissance? Comme chercheure en éthique, c’est une question à laquelle je devrais être en mesure de répondre facilement, mais pourtant je me sens complètement démunie. Serait-ce une autre façon pour moi d’éluder encore ce que je sais devoir faire? Ou est-ce mon instinct qui me suggère la prudence?


Pour lire la suite, c'est par ici : Chapitre 1 : 2031, partie 6

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