Celui qui sait capter le regard des choses, celui-là voit un autre monde. Dorothée Kimmich
Les objets n’ont pas un langage universel. Leur voix est unique. Leur vocabulaire est adapté à chaque individu. Leur message spécifique à la situation vécue. Il est donc toujours sujet à interprétation. Pourtant, la première fois qu’un objet s’est adressé à moi, il y avait peu d’équivoque. Le couteau m’a dit : « Tue-le! »
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– Annie! Vient mettre un plaster!
Je m’étais éclipsée alors qu’elle était encore en train de reboucher la bouteille de mercurochrome. Je me penchai en avant pour regarder la longue coulisse orange qui bavait de mon écorchure et qui laissait lentement sa trace sur mon tibia.
– Annie!!!
Je m’accroupis. J’étais sur le trottoir devant la maison. La haie de cèdre me cachait à la vue de ma mère qui craignait que je tache mes vêtements. J’avais peut-être juste quatre ans, mais j’avais déjà compris qu’avoir des vêtements propres était très important. J’étais tombée en glissant sur la dernière marche en sortant jouer dehors. C’est comme ça que j’avais remarqué le couteau en plastique cassé en deux en dessous de l’escalier, vestige du dernier party de hot-dog familial. J’avais eu le temps de le ramasser avant que ma mère m’emporte pour s’occuper de ma blessure. Je l’avais toujours bien serré dans mon poing quand j’ai découvert un long ver de terre. Je m’assis en tailleur pour mieux l’observer, admirative de ses efforts pour rejoindre un milieu moins hostile que le ciment. J’allais le ramasser pour le déposer dans l’herbe quand le couteau m’a dit : « Tue-le! ». Alors j’ai coupé le ver de terre en deux, certaine de mettre fin à sa vie. Mais une fois la surprise passée : miracle! Les deux morceaux se sont remis en route en sens opposé. Je regardai mon genou, toujours suintant de sang et j’ai brusquement compris que si le ver avait le luxe d’avoir deux vies, moi, je n’en n’avais qu’une seule. Je me suis mise à hurler.
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Une fois que les choses ont pris la parole, elles ne s’arrêtent plus. On peut tenter de ne pas porter attention à leur bavardage, mais la présence des objets devient prégnante comme une odeur envahissante. Il est impossible de les ignorer. Surtout que le monde de l’enfance est un canevas propice aux interactions. Les objets même les plus insignifiants possèdent des visages.
À la suite du couteau en plastique, tous les objets ont pris une voix et mon quotidien est devenu cacophonique. J’aurais pu finir par m’y habituer, mais certains d’entre eux se sont montrés menaçants. Les vêtements de ma garde-robe ont pris l’allure de monstres, j’ai donc dû fermer la porte pour pouvoir dormir. Les verres se sont mis à s’échapper, il a fallu remplacer la verrerie à deux reprises durant l’année qui a suivi. Et j’ai développé une phobie des planchers. Ils m’ont fait remarquer qu’eux seuls m’empêchaient de tomber dans le vide. Je n’arrivais plus à marcher à l’intérieur de la maison, car j’étais prise de vertiges. Mes parents m’ont envoyée passer du temps chez ma grand-mère qui n’avait pour sous-sol qu’un vide sanitaire, espérant que ma lubie allait passer. J’ai découvert qu’une maison sans jouets était beaucoup plus calme. En plus, sa cour n’était séparée du cimetière municipal que par une clôture en mailles losangées en acier. De la fenêtre de la cuisine, on voyait la rue asphaltée séparant le cimetière en deux. La rue était étroite, à peine assez large pour laisser passer les corbillards noirs et était bordée de sculptures représentant le chemin de croix du Christ. On pouvait le voir transporter péniblement sa croix tout en étant houspillé par la foule et les soldats romains en casque et jupette. J’ai demandé à ma grand-mère si le corps des morts étaient des objets. Elle m’a affirmé que non, car un corps en décomposition est plein de vie. Bizarrement, ça m’a rassurée.
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On a rempli deux sacs en plastique avec les peluches que Louise avait apportées. Avec les miens, on en avait au moins une trentaine. On avait passé l’après-midi à jouer aux naufragées. On avait étendu une couverture sur le tapis bleu du salon et on s’y était installé avec nos amis en tissu, prétendant que nous voguions à bord d’un bateau à la dérive.
Louise a enfilé son ensemble de neige en suggérant des améliorations au scénario de notre jeu. Et si nos parents nous avaient abandonnés? Et si nous étions attaqués par des pirates? Et si nous nous étions échoués sur une île hantée?
Elle a mis ses mitaines et enroulé son foulard autour de son cou. Avant de partir, elle a fouillé dans ses poches à la recherche de sa clé, car sa mère ne rentrerait du travail que plus tard. Elle en a sorti des vieux mouchoirs, une cassette de Blondie et un couteau en plastique cassé en deux. On s’en était servi la semaine précédente pour sculpter notre fort, mais il n’avait pas résisté au froid mordant de janvier.
On s’est promis d’essayer ses propositions le lendemain, dernier jour des vacances des fêtes, et elle est partie en traînant ses deux sacs.
J’étais en train d’écouter La femme bionique quand le téléphone a sonné. Ma grand-mère m’a appelée dans la cuisine et m’a appris que Louise n’était toujours pas rentrée. Je l’avais pourtant vue par la fenêtre remonter le chemin de croix du cimetière qui raccordait nos deux maisons.
Les policiers l’ont trouvée pendue par son foulard à la clôture par-dessus laquelle elle avait tenté de passer.
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Les choses sont dotées d’esprit et de volonté. Elles agissent de manière intentionnelle. Et leur détermination est implacable. Si leur message ne parvient pas à capter notre attention, elles sont prêtes à s’ériger en obstacle sur notre passage. Percuter des objets n’est pas le fruit de la maladresse. C’est leur façon de nous ramener dans le droit chemin. Les plaies et ecchymoses engendrées par la rencontre brutale avec leur matérialité produit sur notre corps la carte de notre trajet vers notre ultime destination.
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Ma mère m’avait interdit d’aller rôder près de la cabane du guenillou. Mon amie Nancy et moi on cherchait un endroit pour fumer les cigarettes que j’avais piquées dans le paquet de ma tante. On avait suivi un chemin aléatoire, suivant les arbustes remplis de chatons et on s’était ramassé tout près. Nancy avait suggéré d’utiliser la cabane comme fumoir, me faisant remarquer qu’on n'avait pas vu le guenillou depuis le début des vacances d’été.
D’après ce que j’avais compris de la conversation de mes tantes, un guenillou, c’était un homme pas propre, qui n’était pas marié et qui avait de bonnes chances de finir par illustrer la une du Allo Police. L’été, il squattait un camp de chasse abandonné et disparaissait de nos pensées l’hiver. Sa cabane nous avait toujours fait envie. Nancy et moi avions bien tenté d’en construire une aux cours des étés précédents, mais les outils et les compétences nous manquaient. On avait donc espéré se l’approprier malgré la malpropreté des lieux. Car si on n’avait aucune compétence en construction, on savait comment faire du ménage. Et c’était plus facile d’emprunter des produits ménagers à ma mère que des outils à mon père.
On s’est approché en essayant de faire le moins de bruit possible. Après tout, il était peut-être arrivé récemment. On a tendu l’oreille. À part le bruit strident des cigales et le pépiement forcené des oiseaux, seul un craquement régulier s’est imposé à nos oreilles. Un son compact et humide comme quand on mord dans une serviette mouillée. On a laissé quelques minutes passer et on a rassemblé notre courage pour pousser la porte. En raison de la taille de nos douze ans, nous sommes arrivées face à des genoux qui se balançaient tranquillement. Nancy a poussé un cri et s’est enfuie. De mon côté, j’étais plus curieuse qu’effrayée. J’ai levé les yeux vers le visage du guenillou qui était bleu et enflé. J’ai ensuite détaillé l’intérieur de la cabane et j’ai repéré un couteau en plastique cassé en deux, planté dans un reste de tartine au beurre d’arachides grignotée par les souris. J’ai inspiré profondément afin de ne jamais oublier l’odeur de la mort. C’est à ce moment que j’ai commencé à me méfier des couteaux en plastique.
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Les objets sont des guides déroutants. Leurs indications, mystérieuses. Lorsqu’ils nous montrent la direction à suivre, il faut encore traquer le prochain indice qui nous permettra de rester sur le bon chemin. Il est donc facile de se perdre. Mais, quand on parvient à décrypter le trajet que nous tracent les choses, un sentiment de puissance nous envahit et la tentation de se prendre pour leur interprète devient insurmontable.
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L’été de mes treize ans, nous avons déménagé. En arpentant mon nouveau quartier en patins à roulettes, j’ai remarqué un attroupement de corneilles que j’ai suivi jusqu’à un petit boisé. J’ai déchaussé mes patins et commencé à l’explorer. J’allais rentrer à la maison pour mettre des chaussures, quand je me suis pris les pieds dans une racine et je me suis étalée de tout mon long dans le sentier. C’est grâce à cette chute que j’ai découvert un large espace vide sous la végétation dont l’entrée était cachée par un arbuste touffu. Le soleil peinant à y pénétrer, le sol était recouvert d’un tapis de feuilles et de branches séchées. Je me suis glissée sous l’arbuste et j’ai compris que je n’étais pas la seule à avoir découvert l’endroit quand j’ai trouvé une petite valise rose. Je l’ouvris. Elle contenait un petit livre de magie blanche publié par une compagnie pétrolière, une bougie blanche et une autre rouge. Je le feuilletai et trouvai une incantation pour se trouver des amis. Je la lus à voix haute et me tus soudainement lorsque j’entendis des bruits de feuillage. Peu de temps après, le visage d’un garçon apparut à l’entrée de la cachette.
– Ah! Salut!
– Salut!
Je désignai la petite valise rose.
– C’est à toi?
Il s’installa en tailleur face à moi.
– Non, à ma soeur. Elle était super fatigante avec ses sorts pis ses potions.
– Tu l’as essayé?
Il ne répondit pas, mais je remarquai qu’une page avait été écornée. Je le vis rougir lorsque je regardai le titre de la page : « Comment trouver l’âme soeur. »
– Moi, c’est Annie. Je viens d’arriver dans le quartier.
– Moi, c’est Alex.
Ma famille et moi, nous sommes partis à Old Orchard deux semaines plus tard. À mon retour, le petit boisé avait été rasé pour faire place à un nouveau quartier. Quand je me suis approchée du chantier, j’ai découvert près du conteneur à vidanges, un couteau en plastique cassé en deux et une couronne funéraire garnie de fleurs fraîches. Je l’ai ramenée à ma mère pensant lui faire plaisir. J’avais tort.
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Je ne voulais pas aller à mon bal de graduation. Mon chum m’avait convaincu d’y faire au moins acte de présence. Alex m’avait promis que si je l’accompagnais, il porterait son complet bleu poudre que j’aimais tant. C’est pourquoi j’ai été presque soulagée quand le maître d’hôtel où avait lieu la célébration est venu me chercher pour me dire que j’avais un appel : on venait d’emmener ma grand-mère à l’urgence. J’ai donc pris un taxi pour me rendre à l’hôpital où l’infirmière m’a appris que ma grand-mère était tombée, car elle était un peu pompette. Elle avait l’habitude de prendre un verre de gin après le souper, mais depuis quelque temps, elle oubliait qu’elle l’avait déjà pris et s’en servait donc plusieurs de suite. On me tendit sa sacoche et je l’ouvris pour chercher sa carte d’assurance maladie. Outre son portefeuille, j’y ai découvert huit paires de ciseaux de différentes grosseurs et un couteau en plastique cassé en deux. À la vue du couteau, j’ai présumé que ma grand-mère n’en n’avait plus pour longtemps. J’ai passé la nuit auprès d’elle, attendant des complications qui ne vinrent pas.
Vers 4 heures du matin, j’ai entendu un branle-bas de combat. Je me suis dirigée vers le poste de tri pour voir ce qui se passait. Trois ambulances venaient d’arriver et je vis passer deux civières. Je reconnus Alain, le meilleur ami de Alex. Je me précipitai sur une des infirmières qui m’expliqua que plusieurs étudiants avaient décidé de revenir du bal en voiture et le conducteur étant en état d’ébriété avancé, un accident avait eu lieu. Il y avait des morts. Elle me désigna deux civières dont les corps étaient recouverts d’un drap blanc. Je fus soulagée de constater qu’Alex ne faisait pas partie des victimes. Des ambulanciers pénétrèrent dans l’urgence avec une nouvelle civière. Ils expliquèrent à l’infirmière que la victime avait été éjectée de la voiture et s’était ramassée pendue à la branche d’un arbre. Il avait fallu l’aide des pompiers pour descendre le corps. Lorsqu’ils passèrent devant moi, je remarquai qu’un pan de veste bleu poudre tachée de sang s’échappait de la civière.
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Les objets sont des amis capricieux et possessifs. Si on peut négocier avec les gens et même les animaux, les objets, eux, sont intraitables. Après le décès d’Alex, j’ai pris pour acquis que les couteaux en plastique cassés en deux représentaient une menace et une promesse qui s’adressaient uniquement à moi. J’ai tenté de protéger les autres et j’ai renoncé à tout rapport avec les vivants. Je me suis recroquevillé sur moi-même, me contentant pour tout projet de vie de cocher les cases de ma liste de choses à faire pour entretenir ma survivance. Pourtant, je serais rentrée chez moi si j’avais aperçu le couteau en plastique cassé en deux sur le trottoir. Je serais passée par la porte arrière pour aller faire mes courses, mais je l’ai vu trop tard. Mon pied a glissé sur la dernière marche.
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La première chose à laquelle j’ai pensé durant ma chute, c’est que pour une rare fois, j’étais vraiment dans le vide. En effet, aucun de mes membres ne touchaient au sol. J’étais suspendue dans l’espace comme Louise à la clôture, le guenillou dans sa cabane et Alex à son arbre. J’ai remarqué le couteau en plastique cassé en deux sur le trottoir et je me suis dit que j’étais finalement arrivée à destination. Au bout de mon chemin de croix.
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Pendant un instant, les choses se sont tues. Je me suis vue m’éloigner sur le trottoir et je me suis dit que j’étais morte. Puis je me suis fait la réflexion que dans les films, quand quelqu’un meurt et que son âme se détache, il voit son corps inerte au sol et non l’inverse. Qu’avait vu le ver de terre, lui, lorsque je l’avais coupé en deux? Un visage s’est interposé entre moi et… moi.
– Madame, ça va?
J’essayai de me relever.
– Vous devriez rester couchée. Je vais appeler l’ambulance.
– Non.
Il m’a aidée à rentrer à la maison. Il a quand même appelé le 911 et il m’a veillée en attendant son arrivée. Au moment d’embarquer la civière dans l’ambulance, il m’a promis de venir prendre de mes nouvelles. Ensuite, je l’ai vu se pencher. Il a ramassé les deux morceaux du couteau en plastique et les a jetés dans la poubelle.
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Les objets sont les attributs du Mystère. Ils sont à Son service. Ils ne pardonnent aucune incartade ni erreur. Ne s’arrêtent que lorsque nous avons fini par comprendre leurs leçons d’inexistence. Ils nous enseignent qu’il n’y a aucune issue. Que la bataille est vaine. Et que l’objectif le plus sage consiste à tenter de faire exister l’impossible. Quitte à devoir vivre deux vies.